wiki : ghetto

Didier Lapeyronnie, professeur de sociologie à l'université Victor-Segalen de Bordeaux
"Le repli a lieu sur le ghetto, un lieu vide de sens"

Les renseignements généraux estiment que la moitié des quartiers sensibles qu'ils suivent présentent des signes de "repli communautaire". vous qui travaillez depuis des années sur les quartiers populaires, partagez-vous ce constat  ?

"Repli", c'est évident  ; "communautaire", sûrement pas. Que les habitants des quartiers mettent de la distance entre eux et le reste du monde, cela crève les yeux. Il y a vingt ans, les gens parlaient de la société, ils étaient revendicatifs, parfois violents. Aujourd'hui, ils s'expriment d'abord sur leur cité et ne  croient pas à la possibilité de changer les choses. Pourtant, parler de "repli communautaire" relève d'une fausse interprétation. Si la tendance était communautaire, elle traduirait une capacité collective de solidarité et d'unité culturelle. La réalité est pire  : le repli a lieu sur le  ghetto, un lieu vide de sens.

N'y a-t-il pas contradiction entre ce repli et la volonté générale des habitants de fuir ces quartiers  ?

Tout le monde cherche à fuir pour échapper aux stigmates des quartiers. Ce ne serait pas le cas si leur organisation était communautaire. La réalité est beaucoup plus complexe  : les habitants décrivent leur quartier comme solidaire et en même temps comme une jungle où personne ne se parle. Au bas des escaliers, des garçons vivent entre eux, mais il existe d'autres lieux où les gens se mélangent. Ce qui frappe surtout, c'est la fragmentation extrême de cet univers. Le monde des garçons n'est plus celui des filles, ceux qui réussissent ne vivent pas sur la même planète que ceux qui échouent. Cela sur fond de développement du racisme.

De quel racisme s'agit-il  ?

Le racisme n'est pas une opinion, c'est une façon de donner sens au monde social. Toute la difficulté est que les victimes du racisme finissent souvent par reconstruire le monde dans des catégories racistes. Les gens s'identifient de plus en plus par des appartenances ethnico-raciales. Alors que, voici dix ou douze ans, tous se sentaient embarqués dans la même galère, le racisme est aujourd'hui multilatéral. J'entends des ados dire  : "T'habille pas comme ça, tu fais portugais" ou "Y'en a que pour les Arabes" ou "que pour les Noirs"en parlant des services sociaux. Le racisme envenime les différends qui peuvent dégénérer, car les gens sont armés, ce qui est beaucoup plus inquiétant que le prétendu communautarisme.

Quant à l'antisémitisme, il est inscrit dans le vocabulaire quotidien. A Belleville, j'ai entendu des filles reprocher à leurs copains d'écouter "de la musique feuj"  ; dans une cité d'Angoulême, un gamin dont la poignée de main est un peu molle se fait reprocher de "serrer la main comme un feuj". Les jeu-nes trouvent qu'on en fait trop pour les juifs, alors qu'ils se considèrent comme les premières victimes du racisme.

A quelle période datez-vous la montée de cette obsession à propos des juifs  ?

Beaucoup pensent que cela date de la deuxième Intifada. Mais, outre le fait que cela me gêne parce que, derrière, il y a la vieille idée que les juifs sont responsables de l'antisémitisme, c'est plutôt le 11  septembre qui a libéré cette parole antisémite, avec la croyance folle mais répandue que les juifs sont derrière les attentats. J'entends davantage de vieilles rengaines antisémites - "les juifs ont le pouvoir", "ils tiennent les médias" - que de témoignages de la prétendue identification avec les Palestiniens.

Quelle place attribuez-vous à l'islam dans la montée de l'antisémitisme et plus généralement dans le repli  ?

La culture musulmane est probablement présente dans certaines expressions quotidiennes, mais ce n'est pas le cas de l'essentiel des réflexions entendues. Mis à part le malaise que je ressens en entendant des propos intolérables, je me dis que leurs auteurs sont tellement bien intégrés qu'ils ont repris le vieil antisémitisme européen.

Mais qui leur a mis dans la tête  ?

Il faut chercher l'explication dans des processus politiques qui sont à l'œuvre ici et non importés. Cette population qui ne se sent pas reconnue politiquement développe des fantasmes comme l'antisémitisme, qui est une manière de redonner sens à ce qu'elle vit. Les gens des cités sont uniquement perçus comme des cas sociaux, le seul discours politique audible par eux est celui de la "reconquête" des quartiers, du "danger communautaire". Ils ont le sentiment de ne pas exister pour le  reste de la société. Pour remplir ce  vide, d'autres structures se sont mises en place  : la religion, les mafias, l'antisémitisme... Ce sont les seuls langages politiques qui restent aux habitants des cités.

Constatez-vous la présence de prosélytes et quel rôle tiennent-ils  ?

Il est plus ou moins prégnant et très ambivalent. Après tout, les violences contre les filles sont plutôt le fait de petits caïds de quartier qui ne sont pas religieux, et l'islam a aidé beaucoup de gamins à sortir de la délinquance. Les religieux, contrairement aux politiques, leur parlent comme à des gens respectables.

Comment sortir de ces dérives  ? La politique actuelle, qui prétend expulser les imams radicaux, démolir massivement les cités et lutter contre les discriminations, va- t-elle dans le bon sens  ?

Ce qui est entrepris relève souvent de l'esbroufe sur fond de réduction des subventions aux associations. Les logiques sociales à l'œuvre sont celles de la ségrégation, les possibilités de promotion sociale sont plus faibles que dans les années 1980 et la pauvreté s'est incrustée. Les aspects politico-symboliques sont pour moi essentiels. Les habitants des quartiers sont obsédés par le fait que l'image qu'on leur renvoie d'eux-mêmes ne sert qu'à les stigmatiser, à leur interdire toute initiative. Avec l'absence de représentation politique, c'est la clé de tout. Ce ne sont pas seulement les quartiers qui se replient, c'est aussi la société qui construit une représentation qui les rend extérieurs. Que l'on commence par considérer les habitants des quartiers comme des citoyens  ! Tant que ce ne sera pas le cas, les politiques resteront vécues comme des formes de charité dénuées de sens.

Propos recueillis par Philippe Bernard..