wiki : Google en Bourse

La société impose ses conditions à Wall Street pour son introduction en Bourse.
Google rebelle aux lois du marché oh les vilains geeks hippies !

Par Pascal RICHE

lundi 03 mai 2004 (Liberation - 06:00)

Washington de notre correspondant



A 30 ans, Sergeï Brin aime sa petite amie, le trapèze et les gadgets, comme les scooters Segway. A 31 ans, Larry Page aime sa petite amie, le patin à roulettes et les gadgets, comme un téléphone-collier à reconnaissance vocale. Mais surtout, Brin et Page, fondateurs du moteur de recherche sur l'Internet le plus utilisé au monde, Google, aiment défier la terre entière.


En annonçant jeudi qu'ils introduisaient une partie de leur capital en Bourse (Libération du 30 avril), en vue de tirer 2,7 milliards de dollars d'argent frais, ils ont rédigé une lettre pour expliquer à Wall Street qu'ils ne fallait pas trop compter sur eux pour suivre les règles du jeu habituel. «Google est une société non conventionnelle. Nous n'entendons pas le devenir», écrit Page, qui tient la plume du tandem. Google ne fera donc rien comme les autres : il n'y aura aucun tarif préférentiel pour les banques, les statuts verrouilleront le contrôle de la société, et Google entend même, crime de lèse-marché, s'affranchir de la dictature des bons résultats trimestriels.


«Don't be evil». La lettre est écrite dans un style étonnant. Les deux fondateurs brodent ainsi autour de leurs slogans maisons («don't be evil», «make the world better», «ne soyez pas diaboliques», «rendez-le monde meilleur») et s'emploient à expliquer aux financiers qu'il n'y a pas que l'argent dans la vie, et que leur compagnie, vieille de seulement six ans, compte faire «le bien de tous».


Depuis jeudi, la planète finance s'agite et chuchote sur le thème : mais pour qui ils se prennent-ils, ces deux gommeux de la Silicon Valley ? Dans la presse financière, les chroniqueurs s'agacent : «Ne soyez pas arrogants», conseille le Financial Times, prévenant sentencieusement que «même les jeunes talents doivent parfois accepter les conseils d'autres, lorsque les temps deviennent plus rudes». Le National Post canadien s'étrangle : la lettre de Page et Brin est un «manifeste antimarché digne d'étudiants» qui devrait être, pour tout investisseur, un «sujet d'inquiétude».


Pourtant, Brin et Page sont quand même pris au sérieux. Lorsque leur société sera cotée, chacun de ces deux trentenaires sera plus riche que le magnat de l'immobilier Donald Trump. Google pèsera plus lourd en Bourse que Nike, Lockheed Martin ou Federal Express. Et les résultats publiés pour la première fois jeudi ont surpris : Google crache plus de profit que prévu.


Jamais vu. Pourquoi, dès lors, tous ces grincements de dents ? D'abord, parce que l'introduction en Bourse a été conçue pour n'engraisser aucune banque de Wall Street. C'est une mise aux enchères directe, du jamais vu pour une opération de cette ampleur. Habituellement, les groupes vendent une partie des actions aux banques avec une remise de 5 ou de 10 %, puis celles-ci placent les actions auprès du grand public. Par ailleurs, les actions sont souvent introduites à un cours assez bas, ce qui permet d'assurer le succès immédiat de l'opération (mais aussi de distribuer des plus-value à court terme). Google veut éviter ces fuites d'argent jugées inutiles. Grâce à des enchères ouvertes à tous, les fondateurs entendent s'approcher, dès la mise en Bourse, d'un cours stable.


Initiative encore plus mal appréciée : le verrouillage du contrôle. Un des principes capitalistes de bonne «gouvernance», c'est que toute action donne droit à une voix à l'assemblée générale des actionnaires. Le principe retenu par Google est tout autre : les actions des fondateurs (qui comptent garder 30 % du capital) devront peser, en terme de pouvoir, dix fois plus que les autres. Question d'indépendance. Deux catégories d'actions ont donc été créés, les actions A et les B, ces dernières donnant dix droits de vote. «C'est comme si vous disiez à la fois : je suis un grand démocrate tant que je suis le seul à pouvoir voter», raille, dans le Chicago Tribune, Charles Elson, un expert de la corporate governance à l'University of Delaware.


Troisième écart hétérodoxe : le refus de promettre des bénéfices tous les trimestres. «Pour une équipe de direction, les objectifs de court terme sont une distraction qui n'a pas plus de sens que le fait d'aller sur la balance toutes les demi-heures quand on fait un régime», écrit Page dans sa lettre déposée à la Security and Exchange Commission (SEC, le gendarme de la Bourse américaine). Pas question pour Google de se faire ballotter par les actionnaires : ceux-ci sont invités à renoncer au confort des bénéfices en hausse régulière, à fermer les yeux et à accepter les risques. «Nous voulons faire de Google une institution importante. Cela prend du temps, de la stabilité et de l'indépendance», écrivent les fondateurs dans leur lettre. Ils citent l'investisseur Warren Buffet qui, disent-ils, refuse de «lisser ses résultats» pour faire plaisir à ses actionnaires. Mais Buffet, ce rabat-joie, a fait savoir qu'il n'achèterait pas d'actions Google. Il n'a rien contre la société, a-t-il expliqué, mais les introductions en Bourse sont, selon lui, rarement des bonnes affaires : «Ce sont les vendeurs qui choisissent le moment de la mise sur le marché, et ils ne choisissent pas nécessairement celui qui vous soit le plus profitable.»