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Pour faire respecter le traité ainsi que ceux qui suivent, c'est-à-dire les accords contractuels nés de la volonté des Etats, on instaure alors la CJCE, qui pour mission, d’une part, de faire appliquer les traités de manière uniforme dans la Communauté, et d’autre part, de contrôler les décisions des institutions communautaires, qui doivent respecter les objectifs des traités et agir uniquement dans leur cadre. Dans cette perspective, la justice communautaire apparaît comme la garante de la volonté des Etats. Néanmoins, l’ordre juridique communautaire est problématique à plusieurs égards : Premièrement, dans un contexte institutionnel inédit (instauration d’une autorité supranationale, et justices nationales diverses et préexistantes), comment mettre en place et organiser un ordre juridique et quelles prérogatives offrir à une juridiction communautaire ? Deuxièmement, comment expliquer son apport considérable à l’intégration communautaire : quels ont été ses moyens d’action ? Enfin, aux vues de cette œuvre considérable, peut-on toujours considérer la Cour de Justice comme le simple agent, exécutant, de la volonté des Etats ? Par conséquent, les inquiétudes quant aux pouvoirs et à l’autonomie de la CJCE sont-elles justifiées ? I. On se propose ici de décrire l’ordre juridique communautaire afin de mettre en évidence son fonctionnement et son originalité. Le système juridictionnel a pour clef de voûte la Cour de justice des Communautés européennes (de « la » Communauté européenne en 1951), qui est créée par le Traité de Paris. En 1957, par le Traité de Rome, la Cour prend en charge les contentieux relatifs à la CEE et à la CEEA : une même juridiction pour les trois Communautés, mais des voies de recours différentes. L’Acte Unique Européen crée le Tribunal de Première Instance, qui libère la Cour d’un certain nombre de tâches : deux juridictions, mais une même institution. On précise que la Cour des Comptes n’est pas une juridiction, mais un simple organe de contrôle des budgets communautaires. La CJCE et le Tribunal de Première Instance siègent au Luxembourg. La Cour est composée d’un magistrat par Etat membre, ainsi que de neuf avocats généraux, un pour chacun des quatre grands, les quatre postes restant occupés alternativement par les autres Etats (la répartition se faisant selon une règle non écrite), qui ont pour mission de « présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires soumises à la Cour de Justice, en vue d’assister celle-ci dans l’exercice de sa mission ». Les juges comme les avocats généraux sont nommés d’un commun accord entre les Etats membres pour six ans renouvelable ; ils doivent satisfaire toutes les conditions de compétence et d’indépendance. Le Président de la Cour de Justice est élu par ses pairs tous les trois ans. Il organise les travaux de la Cour, décide de l’agenda, répartit les affaires entre les différentes chambres, et statue, en référé, par ordonnance motivée sur les demandes de mesures provisoires. Les magistrats jouissent d’une immunité de juridiction pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions. Ils ne peuvent être révoqués que par décision à l’unanimité de leurs pairs. Selon les dispositions du TCE, la Cour peut siéger en formation plénière, en grande chambre ou en chambre composée de trois ou cinq juges. Le Tribunal n’a pas toutes les compétences de la Cour : il la libère du contentieux « technique » : fonction publique européenne, concurrence. Ses décisions peuvent faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour, pourvoi limité aux questions de droit. Depuis le Traité de Nice, il peut se charger de certains renvois préjudiciels. La CJCE n’a pas de force coercitive d’exécution à proprement parler. Elle peut réclamer des amendes forfaitaires et des astreintes (article 228) aux Etats condamnés. Elle s’appuie surtout sur les justices nationales pour faire appliquer ses arrêts. La justice communautaire est une justice « sectorielle » : le domaine de compétence de la CJCE est constitué de l’ensemble du domaine communautaire auquel on a ajouté celui de l’Union économique et monétaire. De plus, le Traité d’Amsterdam étend sa juridiction aux matières relevant de l’espace « de liberté, de sécurité et de justice », destinées à être communautarisées, et avec de sévères restrictions au domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale maintenue dans le troisième pilier. En revanche, les questions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune ne relèvent pas de la justice communautaire. La CJCE a pour mission de faire respecter et appliquer de manière uniforme le droit communautaire. « Assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application » des traités (art 220 du TCE, Traités consolidés), et protéger les droits octroyés par la Communauté à ses ressortissants. Il convient ici de préciser le droit que la CJCE doit faire respecter : le droit originaire, qui est constitué des traités relatifs à la construction européenne (pour être précis : les Traités de Paris, Rome, et Bruxelles, les accords budgétaires de 1970 et 1975, les traités d’adhésion, l’Acte Unique Européen, et les traités de Maastricht, Amsterdam, et Nice), et le droit dérivé. Selon l’article 249 TCE, « Pour l’accomplissement de leur mission et dans les conditions prévues au présent Traité, le Parlement européen, conjointement avec le Conseil, le Conseil et la Commission arrêtent des règlements et des directives, prennent des décisions et formulent des recommandations ou des avis », qui, précisément, constituent le droit dérivé. On reviendra plus tard sur les caractéristiques du droit communautaire, tel qu’il a été « pratiqué » par la jurisprudence de la CJCE. Il faut noter enfin que la CJCE s’est inspirée de principes généraux communs aux Etats membres, comme la Convention européenne des droits de l’homme (article 6 TUE), la Charte sociale européenne et la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.
Cette description de l’ordre juridique communautaire nous amène à nous rendre compte de son originalité. En effet, les compétences de la CJCE sont hétéroclites et ne ressemblent que de loin aux juridictions internationales « classiques ». Cette démonstration nous permettra de décrire les processus juridiques et l’éventail des recours offerts aux requérants. On peut avant toute chose rappeler les caractéristiques des juridictions internationales « classiques », (Cour internationale de Justice, par exemple). Etablies par des traités internationaux, elles ont pour rôle de régler les litiges entre les Etats signataires, mais elles ne peuvent le faire que lorsque les parties se sont accordées sur la saisine, ce qui est rare, les Etats préférant régler leurs différends par la négociation. Par ailleurs l’application des règles établies par de tels traités, auxquelles les signataires se soumettent, est laissée à la discrétion de ces derniers, qui appliquent la doctrine de l’effet direct (cas de la Belgique, par exemple), ou qui incorporent ces règles dans leur propre législation, selon leur propre interprétation. Enfin, ces juridictions internationales ont rarement le pouvoir de contrôler les actes des institutions internationales auxquelles elles sont liées, et elles n’ont pas, en pratique, de force d’exécution pour faire appliquer leurs décisions. En effet, elles sont de manière générale soucieuses de ne pas remettre en cause la souveraineté des Etats : leur pouvoir réel en est fortement réduit. La CJCE est la juridiction d’une organisation internationale particulière. La Haute Autorité, instituée par le Traité de Paris, est une instance supranationale : il faut donc une juridiction dotée de vrais pouvoirs pour contrôler ce qui est issu de la délégation de la souveraineté des Etats. L’influence de la tradition administrative française lors de la rédaction du Traité CECA explique la possibilité de nombreux recours. La juridiction communautaire apparaît alors très originale du point de vue de ses compétences. Premièrement, elle s’apparente selon certains aspects aux juridictions internationales telles que nous venons de les décrire. La CJCE règle en effet les litiges entre les Etats, mais ici, sa compétence est obligatoire (les Etats se soumettent à sa juridiction) et exclusive (aucun pourvoi n’est possible dans le cadre d’un autre ordre juridique). Ainsi la Commission peut saisir la Cour de Justice (articles 226-228) pour un recours en manquement lorsqu’elle estime qu’un Etat membre a manqué à ses obligations communautaires. Mais le plus souvent ce genre de litige se résout lors de la phase préalable de négociation. Un Etat peut lui aussi saisir la Commission, qui saisit, ou non, la Cour de Justice, contre un autre Etat (article 170, très rarement invoqué). La condamnation pour manquement peut s’accompagner de sanctions financières depuis le traité de Maastricht. Les compétences de la CJCE ne s’arrêtent pas là : à d’autres égards, elle a les caractéristiques d’une juridiction constitutionnelle. Elle a en effet pour objectif l’application uniforme de la « loi suprême », la « charte constitutionnelle », que constituent les traités. Elle contrôle la conformité des actes des institutions avec cette « Constitution », arbitre les conflits entre les institutions communautaires, et règle les litiges relatifs aux compétences respectives de la Communauté et des Etats. Ainsi elle peut recevoir les recours en annulation formés par les « requérants privilégiés » (Conseil, Commission, Etats, Parlement européen, Banque centrale européenne, Cour des Comptes), (articles 230 et231 du TCE, T consolidés) à l’encontre des actes obligatoires (règlements, directives…) des institutions (incompétence, violation des formes substantielles, violation du traité, détournement de pouvoir). En 1951, ce recours visait notamment à contrôler les actes de la Haute Autorité. Les particuliers peuvent également former un tel recours mais sous certaines conditions (ils doivent être concernés directement par l’acte incriminé). Les Etats et les institutions (et encore sous certaines conditions les particuliers) peuvent former par ailleurs un recours en carence (article 232, rarement invoqué cependant), lorsque les institutions sont coupables d’inaction illégale. Par le recours en manquement et le renvoi préjudiciel, la Cour de Justice assure le respect du droit « constitutionnel » par les autorités nationales. Ici, les auteurs des traités se sont inspirés du fonctionnement des Cours suprêmes allemandes et italiennes : le renvoi préjudiciel permet l’interprétation uniforme de la Constitution (ici, du droit communautaire, norme suprême). Enfin la CJCE s’apparente à une juridiction administrative dans la mesure où elle gère, par le tribunal de Première Instance, le contentieux de la fonction publique européenne (art 179) ainsi que les litiges relatifs à la responsabilité extra-contractuelle de la Communauté (art 215 et 178). Elle juge par ailleurs si une sanction requise par la Commission est appropriée. Dans ce cas, la Cour de Justice a une compétence de pleine juridiction : elle traite la légalité et le fond de l’affaire. Ainsi l’ordre juridique communautaire apparaît très différent de l’ordre régi par le droit international « classique » : les prérogatives de la CJCE sont bien plus larges que celles de la CIJ, par exemple. Il faut remarquer que la place des particuliers, qui peuvent former des recours, qui sont soumis de manière directe à un nouveau droit, est tout à fait inédite dans le droit international, qui n’a que des Etats pour sujets. Si le rôle des particuliers est tout à fait inédit dans le cadre d’un ordre juridique international, il faut également noter que le rôle des juges nationaux est lui aussi sans précédent.
L’un des principaux problèmes posés par la mise en place de cette justice communautaire consiste en ses rapports avec les juridictions nationales préexistantes : comment s’organise l’ordre juridique communautaire, de façon « verticale » ? Dans le domaine nationales par la justice communautaire des traités, quels vont être les rapports entre les deux niveaux de juridiction ? L’instauration de la CJCE ne correspond pas à une substitution des justices. Les deux niveaux coexistent et dialoguent par la procédure de renvoi préjudiciel (article 234 du Traité CE, Traités consolidés, ex-art 177 TCEE) : elle permet aux juridictions nationales, lorsqu’elles sont confrontées à un litige relatif au droit communautaire d’interroger la Cour quant à la manière de l’interpréter. C’est le juge national qui doit prendre l’initiative de ce recours, et c’est lui qui doit appliquer les conclusions de la Cour. S’instaure alors un véritable dialogue et une division du travail entre les deux niveaux de juridiction : la CJCE interprète le droit communautaire, et le juge national l’applique : il devient le juge de droit commun (article 5 du TCE, imposant aux Etats la mission de prendre « toutes les mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du présent Traité ou résultant des actes des institutions de la Communauté ») dans l’ordre juridique communautaire et offre à la CJCE la force exécutoire dont elle ne dispose pas. Le droit communautaire devient une réalité pour les ressortissants des Etats membres. Outre l’autorité conférée au droit communautaire, le renvoi préjudiciel permet son application uniforme dans toute la Communauté, puisque l’interprétation est centralisée. La CJCE s’affirme ainsi comme un tribunal suprême de type fédéral, coiffant les ordres juridiques nationaux, et les droits nationaux sont emboîtés dans le droit communautaire et réinterprétés en fonction de ce droit, nous le verrons plus loin. Néanmoins, il n’y a pas, en théorie, de hiérarchie juridictionnelle : le dialogue se fait d’égal à égal, et la CJCE prend soin de s’adresser aux juridictions nationales avec déférence (le bon fonctionnement de cette « division du travail » dépend dans une large mesure de la qualité des relations entre les juges). Par ailleurs, une décision d’un juge national ne peut en aucun cas faire l’objet d’un pourvoi en cassation auprès de la CJCE : celle-ci n’a aucun pouvoir direct sur lui hors des renvois préjudiciels. Il faut enfin rappeler que la justice communautaire a un domaine de compétence limité (ceci de moins en moins, on le verra plus loin), hors duquel les justices nationales sont parfaitement souveraines. On peut alors s’intéresser de plus près au rôle du juge national tel qu’il est redéfini par l’instauration d’une justice communautaire. De façon « classique », il a pour fonction de faire appliquer les règles qui émanent du législateur national. Un premier problème se pose lorsque le traité n’a pas fait l’objet d’une réception législative dans l’Etat en question ( quand le droit communautaire n’a pas été « traduit » en règles de droit national). C’est tout le problème de l’affaire Van Gend en Loos de 1963. La firme néerlandaise dénonce alors auprès d’un tribunal national les droits de douane, supérieurs à ceux qui étaient prévus par le Traité de Rome, qui lui ont été appliqués au nom du droit national. Le juge saisit la Cour de Justice pour une question préjudicielle : il appartient à cette dernière de décider si l’article 12 TCEE a un effet immédiat, c'est-à-dire si les juges nationaux doivent l’appliquer directement, avant même la réception législative propre à chaque justice nationale. La CJCE, malgré les protestations de certains Etats, tranche en faveur de la firme néerlandaise : désormais, toute disposition communautaire a des effets directs dans l’ordre juridique des Etats membres. L’application effective de la règle communautaire pouvait toutefois être remise en cause si une loi nationale postérieure lui était contradictoire. C’est ce second problème qui a été réglé en 1964 quand la primauté du droit communautaire a été établie par l’arrêt Costa c. ENEL. Un actionnaire d’une compagnie électrique nationalisée, en Italie, attaque la loi de nationalisation, qui viole, selon le plaignant, des dispositions du Traité. Le gouvernement italien juge alors la requête irrecevable, la loi nationale primant incontestablement. Néanmoins, le juge communautaire donne raison à l’actionnaire italien : désormais, le droit communautaire est supérieur aux droits nationaux. Dans ces deux cas, la CJCE a considéré que la délégation du pouvoir législatif est définitif de la part des Etats dans le cadre des traités. Il faut noter que le juge de droit commun national a vu sa fonction modifiée avec l’instauration d’une justice communautaire : il doit faire appliquer le droit communautaire avant tout, selon le principe de primauté. Il doit ainsi refuser d’appliquer le droit national lorsque celui-ci est en contradiction avec le droit communautaire : il en vient donc à contrôler les actes du législateur national. Il devient un juge constitutionnel communautaire. Cet élargissement des prérogatives des juges nationaux explique son acceptation souvent enthousiaste de l’ordre juridique communautaire ; les juridictions nationales supérieures, en revanche (Conseil constitutionnel en France, par exemple), se sont montrées plus réticentes face à cette mise en concurrence, par le haut et par le bas, de leurs prérogatives.
Ainsi il apparaît que par sa jurisprudence, la Cour de Justice a préféré faire du droit communautaire un droit effectif et homogène, plutôt que de laisser de grands principes communs être appliqués de façon « personnelle » par les juridictions nationales. Ce choix peut relever d’une simple volonté de faire respecter les traités de façon efficace et donc de faire respecter la volonté des Etats. Mais elle peut au contraire relever d’une volonté de la part des juges d’œuvrer dans le sens d’une « certaine idée de l’Europe », en promouvant l’intégration européenne par le droit communautaire. C’est donc l’objet de notre seconde partie : comprendre l’œuvre jurisprudentielle comme la traduction d’une telle ambition.
II. Nous l’avons vu, l’ordre juridique communautaire se distingue d’un ordre international classique notamment par l’effectivité du droit qu’elle a pour mission de faire respecter. Ce droit est le fruit d’une jurisprudence audacieuse des magistrats de la CJCE, qui a défini les doctrines de l’effet direct et de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux, comme nous venons de le voir. En établissant l’effet direct, ils rappellent que « la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les sujets sont non seulement les Etats membres mais également leurs ressortissants ». L’originalité de l’ordre juridique communautaire est revendiquée. La place des particuliers est fondamentale : sujets du droit communautaire, ils deviennent les garants de son application effective. Par cette jurisprudence, le droit communautaire a revêtu une autorité extraordinaire : effectif et supérieur aux droits nationaux, il est l’instrument le plus efficace de l’intégration communautaire. On peut maintenant s’intéresser au problème de l’attribution des compétences entre la Communauté et les Etats. Les traités comportent une règle qui détermine cette attribution, qui figure au nombre des principes généraux du droit communautaire. La CJCE, garante du respect de ce droit, a donc été amenée à régler des litiges relatifs à cette règle. Dans le même esprit qui a prévalu dans la définition du droit communautaire, c'est-à-dire, dans la poursuite des objectifs de la Communauté, la CJCE a interprété les compétences de la Communauté de manière favorable, et a contrôlé attentivement les prérogatives des Etats. Ainsi lors d’un conflit entre la Commission et le Conseil relatif au transit routier en 1970, la Cour de justice a rendu un arrêt de principe : elle a favorisé la Commission, qui revendiquait le droit de conclure des accords internationaux dans la mesure où ceux-ci étaient indispensables à l’efficacité des mesures communautaires. Selon la CJCE, la Communauté, dotée d’une personnalité juridique internationale, peut conclure de tels traités, et les Etats membres ne peuvent pas contracter avec des pays tiers à l’encontre de règles communautaires : « on ne saurait dès lors, dans la mise en œuvre des dispositions du traité, séparer le régime des mesures internes à la Communauté de celui des relations extérieures ». C’est le principe de parallélisme des compétences, auquel vient s’ajouter celui de l’exclusivité de la compétence communautaire : les Etats ne peuvent établir de contrat avec des Etats tiers dans un domaine qui relève d’une politique commune (pas d’accord commercial « concurrent » possible, par exemple). Par ailleurs, la CJCE a refusé de considérer certaines compétences comme des « domaines réservés » aux Etats. Ainsi, lors de l’affaire Casagrande, en 1974, elle a contraint les autorités bavaroises à octroyer une bourse d’études à un ressortissant italien, au nom du principe d’accès égalitaire à l’enseignement pour tous les ressortissants de la Communauté. Elle refusait ainsi la position selon laquelle la Communauté n’avait pas de regard dans le domaine de l’éducation. Cela ne signifie pas que la Communauté prenait le contrôle du domaine de l’éducation, mais plus généralement, que les objectifs des politiques communes primaient sur toute question d’attribution de compétences. Ainsi, en ce qui concerne l’interprétation du Traité quant à l’attribution des compétences entre Communauté et Etats membres, la CJCE a fait preuve de la même audace, en faisant primer les objectifs communautaires sur les intérêts nationaux. Les conséquences de cette interprétation finaliste sont considérables : l’idée des compétences implicites de la Communauté peut l’amener à prendre le contrôle de pans entiers des compétences normalement dévolues aux Etats. Là encore, l’œuvre d’intégration menée par la CJCE est considérable. Il faut préciser ici que les traités sont souvent très laconiques, qualifiés de « traités-cadres », et laissent de fait une large marge d’interprétation aux juges communautaires. A chaque fois, ils ont fait davantage valoir les objectifs des traités, c'est-à-dire l’union des peuples, les principes énoncés en préambule des traités, plutôt que des arguments techniques et l’interprétation littérale des textes : selon eux, « le Traité est plus qu’un accord qui ne créerait que des obligations mutuelles entre les Etats contractants ». Enfin, on peut évoquer dans le cadre de cette redéfinition des compétences communautaires, la manière dont elle a pris en charge la protection des droits fondamentaux : à l’origine, la Communauté est économique, c’est sans doute la raison pour laquelle les traités ne comportent pas de catalogue des droits fondamentaux. Néanmoins, le principe de primauté du droit communautaire ne pouvait être effectif que si les principes fondamentaux des Etats membres étaient garantis ; s’ils ne l’étaient pas, les Etats n’auraient pas d’autre choix que de quitter la Communauté pour préserver leur valeurs essentielles. Ainsi la nécessité d’une référence à de tels principes s’est imposée : dans l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft de 1970 elle affirme que « le respect des droits fondamentaux fait partie des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect ». Elle s’inspire alors de la tradition des Etats en la matière, et cite notamment la Convention européenne des droits de l’homme, signée en 1950.
Ainsi l’œuvre de la jurisprudence est déterminante dans l’intégration communautaire : les Etats se sont vu progressivement imposer un droit supérieur au leur, et leurs compétences se sont amenuisées au profit de la Communauté. On peut parler d’un processus de constitutionnalisation de l’ordre juridique communautaire : en effet le droit communautaire est devenu la norme suprême, à laquelle le législateur national se soumet ; par ailleurs les individus ont le pouvoir d’exiger le respect par les Etats de droits fondamentaux garantis par les traités ; enfin, les traités de Paris et de Rome, qui, certes ne posent que des principes économiques, recouvrent par la redéfinition des compétences communautaires, un domaine d’action beaucoup plus large, avec des implications sociales considérables. Par cette jurisprudence, la CJCE a ainsi contribué de manière décisive à la « fédéralisation » de l’Europe. Les traités ont été interprétés comme la Constitution d’un système fédéral dont la CJCE est la Cour Suprême.
Si la Cour de Justice a participé activement au processus d’intégration par sa jurisprudence en matière d’autorité du droit et de compétences communautaires, elle a également eu une incidence indirecte sur la prise de décision politique communautaire. Tout d’abord la CJCE a fait preuve d’une capacité d’innovation, notamment dans le domaine de la libre-circulation des marchandises, dans le cadre du marché commun. Il s’agissait alors pour la Communauté d’harmoniser les différentes législations nationales relatives à la sécurité des produits, par exemple. Or cette harmonisation s’est révélée être une tâche difficile, par la lourdeur de la prise de décision (nécessité d’un vote à l’unanimité, détails techniques…). C’est donc dans un contexte d’absence d’harmonisation que la CJCE rend l’arrêt cassis de Dijon en 1979. Le problème était de savoir si ce produit qui ne correspondait pas aux normes commerciales en vigueur en Allemagne (pourcentage d’alcool) pouvait y être commercialisée. La réponse fut affirmative et établit le principe de reconnaissance mutuelle, « popularisé » par l’interprétation qu’en fit la Commission : les ressortissants de la Communauté peuvent désormais consommer chez eux n’importe quel produit alimentaire en provenance d’un pays de la communauté, à condition qu’il soit légalement fabriqué et commercialisé dans ce pays et que des raisons sérieuses (environnement, santé…) ne s’opposent pas à l’importation dans le pays de consommation. La CJCE, par cet arrêt, a inspiré à la Commission une approche en terme de politique économique qui est sans doute à l’origine de la relance de l’intégration européenne avec l’Acte Unique quelques années plus tard. Par ailleurs, certains Etats, quoique réticents à l’idée de pousser plus loin l’intégration, sont incités à légiférer dans ce sens dans la mesure où un arrêt de la CJCE effectué dans un vide juridique pourrait les desservir encore plus. Le choix d’une décision politique auquel ils participent est moins risqué que l’arrêt d’une juridiction indépendante, d’où l’accélération du processus d’harmonisation à la suite de l’arrêt Cassis. La CJCE a ainsi incité les gouvernements nationaux à légiférer dans le sens de l’intégration. Elle est devenue un organe stratégique politique, puisque les politiques nationales se font sous son influence.
Ainsi aux vues de l’œuvre jurisprudentielle de la CJCE, de son apport considérable au processus d’intégration, de sa large portée politique, notamment à des moments où la construction européenne semblait au point mort, on peut se poser la question de la légitimité d’un tel pouvoir judiciaire. Dans une Europe occidentale pour qui le « gouvernement des juges » est un péril, quelles ont été les réactions face à cette œuvre politique considérable ? Et surtout, de telles craintes sont-elles justifiées ?
III. La conception de la justice dans les sociétés occidentales est imprégnée de la notion de séparation des pouvoirs. Le juge, indépendant, doit se contenter de prononcer les paroles de la loi. En principe, le traité de Rome ne déroge pas à la règle. Mais en raison de sa nature programmatique, nous l’avons vu, les magistrats communautaires ont procédé à une interprétation extensive du Traité, constituant une œuvre jurisprudentielle politique considérable, dans la mesure où cette interprétation des traités, inspirée par « une certaine idée de l’Europe », a joué un rôle déterminant dans l’intégration, comme nous venons de le voir. Si un organe juridique incontrôlable mène une œuvre politique contraire à la volonté des Etats, il semble légitime de voir en la Communauté européenne un gouvernement des juges. On peut alors se demander dans quelle mesure la CJCE est autonome : n’est-elle pas le pendant exécutif de la volonté étatique ? N’y a-t-il pas de moyens de contrôle de cette juridiction ? La conception intergouvernementaliste de la construction européenne voit en cette apparente autonomie de la CJCE le simple reflet de la volonté étatique. Autrement dit, l’action menée par la CJCE a été déterminée par les intérêts des Etats. Plusieurs arguments : les gouvernements possèdent différents moyens pour contrôler la juridiction communautaire. Tout d’abord, ce sont eux qui choisissent et nomment les juges, et le renouvellement, ou non, de leur mandat peut être un moyen de faire pression sur eux (c’est précisément la raison pour laquelle les gouvernements ont toujours refusé l’allongement de la durée du mandat). Par ailleurs, si les arrêts de la CJCE sont définitifs, les gouvernements peuvent revenir de façon indirecte sur leurs décisions en modifiant les traités, procédure très lourde, il est vrai. Enfin, pour les intergouvernementalistes, le fait que les Etats aient choisi cet ordre juridique suffit à démontrer qu’il ne leur est pas défavorable : ce sont bien eux qui l’ont mis en place. Ainsi l’expression « Europe des juges » n’est pas justifiée, puisque les pouvoirs de la CJCE, délégués par les Etats, sont sous l’étroite surveillance de celle-ci. L’intégration est le fait des gouvernements, mais la rapidité de décision de la CJCE en a fait le moteur visible de ce phénomène.
Selon un autre point de vue, la CJCE est mue par une dynamique autonome, indépendante de la volonté des Etats. Elle repose sur le constat simple de l’œuvre jurisprudentielle, qui, étant intégratrice, s’oppose aux Etats en leur ôtant leurs prérogatives. La procédure de contre-législation est très difficile à appliquer puisqu’elle doit se faire à l’unanimité des Etats membres. Il serait dangereux de prendre une telle décision, car c’est la construction même de l’Europe qui serait mise en question par un recul aussi visible. Selon Stone Sweet et Caporoso, ce sont les échanges transnationaux, qui en augmentant, sont les catalyseurs de cette dynamique d’intégration indépendante de la volonté des Etats. Ces échanges qui se multiplient sont à l’origine d’une demande de règlement des litiges par une tierce partie selon des règles elles-mêmes transnationales. En appelant à une solution normative transnationale, on réclame la mise en place d’un gouvernement transnational. Ces règles transnationales favorisent les échanges transnationaux, mais avec le développement de règles communes, les conditions de l’échange se précisent de plus en plus et les conflits potentiels se multiplient…ainsi une fois que les connexions causales entre les échanges transnationaux, les règlements de litiges et la production de règles communes sont établies, le système juridique se met à fonctionner selon une dynamique extensive et autonome. Selon cette logique, les Etats perdent peu à peu leur souveraineté, et leur pouvoir de réaction est très faible. Si l’on admet ce second point de vue, on peut se poser la question de l’attitude des ressortissants de la Communauté, de l’état de l’opinion publique, face à ce pouvoir. Quelle est la légitimité sociale de la CJCE ?
La CJCE, en tant que juridiction démocratique, est un pouvoir qui doit être indépendant. Il constitue donc, a priori, une nouvelle source d’autorité à laquelle les ressortissants de la Communauté doivent se soumettre. Il semble que longtemps l’opinion publique se soit montrée plutôt indifférente à l’action de cette juridiction : tant que le contentieux communautaire revêtait un aspect technique, l’enjeu restait relativement faible pour les citoyens. Certaines catégories de particuliers sont concernées par les traités qui leur accordent de nouveaux droits. On peut citer alors les associations de consommateurs, ou les femmes qui ont vu l’égalité de salaire avec les hommes garantie par la CJCE. Par l’octroi de nouveaux droits, et par la place fondamentale détenue par les particuliers, à l’origine de nombreuses décisions fondamentales, la CJCE, a gagné le soutien de certains ; pour les autres, donc, l’action de la CJCE ne suscitait guère de réactions. Ceci était vrai jusqu’au début des années 1990. En effet, à cette période, la CJCE sort de l’ombre, étant, d’une part, plus médiatisée, du fait de l’intérêt croissant de l’opinion publique pour les questions européennes, et devant, d’autre part, régler des litiges de dimension plus polémique, du fait de l’élargissement des prérogatives communautaires. Le cas le plus frappant est à cet égard l’arrêt qu’elle a dû rendre sur la question de l’avortement en Irlande. Sa tâche devient alors plus visible, plus polémique, en un mot beaucoup plus délicate et contestée. Depuis il semble que la Cour de Justice fasse preuve de plus de modération dans l’interprétation du droit, à mesure que le consensus sur l’intégration européenne se fissure. On a ainsi parlé de « révolution » en 1991 lors de l’arrêt Keck et Mithouard. La CJCE a alors revu sa jurisprudence sur les problèmes de libre-circulation des marchandises, car le principe de la reconnaissance mutuelle était de plus en plus invoqué pour se plaindre des lois commerciales des Etats membres. La CJCE, prenant le parti des Etats établit par cet arrêt la liberté pour ceux-ci de déterminer leur propre politique commerciale dans la mesure où les produits importés n’étaient pas discriminés. La CJCE se montre également de plus en plus prudente quant à l’attribution des prérogatives entre Communauté et Etats : l’accord OMC fut signé à la fois par la Communauté et les Etats, par exemple. Il semble que ce mouvement « révisionniste » soit dû notamment à l’apparition d’un nouvel environnement communautaire depuis la relance par le marché unique. Le Traité de Maastricht, constitue un message clair à l’adresse de la cour : ses velléités fédéralistes doivent être contenues, et elle doit plutôt veiller à l’application correcte du principe de subsidiarité.
Pour conclure, il faut surtout retenir la portée considérable de l’action des juges, qui ont œuvré, milité, pour l’intégration européenne, avec leurs moyens, notamment le droit communautaire. En menant cette action éminemment politique, ils ont redéfini leur propre cadre d’action, la justice communautaire elle-même, par le processus de constitutionnalisation. L’action des juges, contestée dés les années 1970, est depuis une dizaine d’années l’objet d’un paradoxe : ayant contribué de façon décisive à l’intégration européenne, elle est remise en cause du fait d’une opinion publique enfin concernée par les questions communautaires, et d’un processus d’intégration mené autrement que par sa jurisprudence.
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