Le système français de formation des élites politico-administratives est-il aujourd´hui en crise ?
Depuis les années 1980, la
critique systématique du système français de fabrication des élites
politico-administratives apparaît de plus en plus vive. La question de la
« réforme de l´Etat » se pose avec de plus en plus d´acuité. En effet, on
reproche au système français, caractérisé par un passage quasi-systématique par
Sciences Po et l´ENA (et également Polytechnique, mais nous centrerons notre
exposé sur les deux premiers) ses nombreuses rigidités, son aspect trop
technocratique, sa distance aux citoyens, son décalage par rapport aux exigences
de la modernité politique… Selon un sondage de la Sofrès, 68 % des Français
jugent nos élites « fermées sur elles-mêmes » contre 27 % seulement « ouvertes
sur la société ».
Face à cette critique qui se
fait de plus en plus virulente, pouvons-nous dire que le système français de
formation des élites politico-adminstratives est en crise ? Cette critique
est-elle un simple effet de mode ou bien a-t-elle des fondements réels ? Nous
étudierons successivement les origines du cursus Sciences Po – ENA, ses mérites
et enfin ses travers éventuels.
I) LES FONDEMENTS DU SYSTEME
A. Un fondement historique
- 1872 création de l’Ecole libre de sciences politiques
- Après le choc de la perte de la guerre les pouvoirs
publics ont essayé de rompre avec les mœurs discrétionnaires et ont voulu
instaurer un ordre légal d´administration. L´idée était de créer pour les
services administratifs un système d’enseignement spécial pour assurer la
prestige et l’autorité du service. Progressivement on instaurait des concours
administratifs.
- 1945 : Création de l´ENA et nationalisation de
Sciences Po
- Cette réforme s´inscrivait dans une réforme globale de la
fonction publique.
- Sciences Po était nationalisé et rattaché à l´université,
mais gardait une grande autonomie. La Fondation nationale des sciences
politiques fut créée en tant qu´institution privée, financée par l´Etat, et
s´imposera par la suite comme soutien de Sciences Po.
- Naissance totalement justifiée
- En 1945, la création d´une élite était une urgence
nationale. La modernisation de la France s´appuyait sur elle.
- De plus, Pierre Rosanvallon nous explique que la
construction de la démocratie française s´est faite sur une volonté de répondre
à une vision objective de « l´intérêt général ». L´ENA a donné son plein effet à
cette rationalisation politique, à faire du savant et de l´expert la clé de la
modernité démocratique.
- Les justifications pour la création de l´ENA
étaient la suppression des concours par corps permettant une plus grande
mobilité et une formation plus ouverte et plus approfondie.
- De plus, elle rendait possible l´homogénéité de la
fonction publique : Une formation élitiste pour créer une fonction publique
dirigeante plus saine, plus démocratique qui pouvait reconstruire l´Etat.
- En même temps on garantissait aux grands corps de l´Etat
une place prééminente qu´ils avaient déjà dans le système ancien.
- Pendant toute l´époque des « Trentes Glorieuses » c´est
l´âge d´or du système Sciences-Po/ ENA.
B. Les mérites d´un tel système
- Entre Sciences Po et l´ENA existe une relation
particulière, qui, si elle a évolué au cours des années, reste quasi-exclusive.
L´ENA apparaît dans ce contexte comme le prolongement de Sciences Po.
- Si Sciences Po possède un statut d´établissement
universitaire, elle diffère des autres université par sa fonction privilégiée de
former l´élite de l´Etat et par les relations organique tissée avec l´ENA.
- L´idée républicaine est très attachée au fonctionnement
méritocratique de son système de formation d´élite.
- En 1945 la nationalisation de Sciences Po et la création
de l´ENA s´inscrivait dans les grandes idées de l´époque : mouvement de
nationalisation massif, planification, Etat-providence.
- L’étique des Grands Ecoles est dans la continuité des
fondement républicain : égalité, anonymat, gratuité des études …
- Les premiers concours de l´ENA recrutèrent des anciens
combattants, déportés et résistants : On perçoit ici la volonté de reconstruire
l´Etat sur des bases saines après la période opaque de Vichy.
II) UN SYSTEME EN CRISE
A. Les problèmes
- Michel Bauer et Bénédicte Bertin Mourot distinguent trois
caractéristiques de la formation des élites de
la République :
1. importance du diplôme
initial
2. haut niveau de
responsabilité dès le premier poste
3. importance du
pantouflage
- La formation elle-même est souvent critiquée comme
étant trop technocrate et abstraite. On reproche souvent aux anciens élèves de
sortir d´un même « moule » intellectuel, de constituer un corps trop homogène,
de se plier à une pensée unique.
- On évoque le manque d´expérience pratique et concrète et
l´ignorance des problèmes quotidiens des futurs dirigeants comme le manque de
jugement critique, la difficulté à prendre des décisions, le manque de
responsabilité ou l´incapacité de travailler en groupe.
- L´importance et la valeur du diplôme initial permettent
aux énarques d´accéder directement à de très hauts postes de responsabilité sans
acquisition préalable d´une expérience de terrain, d´une formation
professionnelle.
- Il est souvent dénoncé un certain mythe de la
démocratisation : l´accès à l´enseignement est en effet toujours largement
réservé aux classes sociales supérieures. Il existe donc une certaine
reproduction sociale, alors que c´est précisément ce que ces Grandes Ecoles
élitistes étaient vouée à éviter. (conf. les chiffres de la composition
sociale)
- Le succès au concours et au stage, ainsi que le destin
administratif après la sortie de l´ENA restent largement influencés par les
origines sociales. La fermeture relative est réelle : Elle ne peut être
justifiée que par l´exigence d´excellence scolaire.
- En ce qui concerne l´entrée à Sciences Po, le
développement des préparations privées peut être perçu comme un nouveau facteur
de sélection sociale.
- Enfin, il existe une inégalité en terme de budget et
d´infrastructure entre l´ensemble des IEP de province et l´IEP de Paris.
(conf. tableaux) Ces différences de moyens se ressentent fortement dans la
sélection qui s´opèrent au concours d´entrée de l´ENA
- En outre, il s´avère que la haute fonction publique
française, par son statut et ses privilèges est souvent accusé de composer une
véritable « caste ». Les hauts fonctionnaires bénéficient en effet de
hauts salaires, de la sécurité de l´emploi, de réseau de relation, qui en font
une classe comme coupée de la société.
- Un forte critique : le pantouflage
- L´ENA tente à minimiser ce problème en disant qu´une
minorité d´élèves est attirées par le secteur privé. Mais cette minorité
concerne les places les plus importantes de l´économie. C´est pourquoi Alain
Garrigou se demande : « Que vaut l´affirmation selon laquelle une minorité
d´élèves d´une école occupe des postes dirigeants si tous les postes reviennent
à d´anciens élèves de cette école ? »
- En même temps Sciences Po prétend peupler les direction
de tous les secteurs d’activité. « Cette maison forme des dirigeants qu’on
retrouve dans la plupart des secteurs d’activité, et pas seulement dans la haute
administration par le canal de l’ENA. Tous nos anciens élèves ne seront pas des
dirigeants et tous les dirigeants ne sont pas de nos ancien élèves, mais il est
de fait qu’un très grand nombre de dirigeants de notre société sont passés par
Sciences Po » Alain Lancelot (directeur de
Sciences Po de 1987 à 1997), « A l’heure de la mondialisation », Le Débat, n°
64, mars-avril 1991, p. 82-83.
- Ainsi, le titre de haut fonctionnaire, qui permet aux
personnes originaires du corps administratif de passer dans le secteur privé
comme dans la politique, puis de revenir sans réelle barrière dans la fonction
publique semble dépassé :
- gaspillage de l´argent public : la fonction publique
finance les carrières politiques et privées
- mélange des intérêts publics et privés
- rapport politique – administration de plus en plus
brouillé, politisation de la haute fonction publique, technocratisation de la
politique
- les statuts découlent du classement final de l´ENA,
distribuant les postes aux premiers de la liste, renforçant le poids de la
hiérarchie des positions administratives. On peut juger ce classement obsolète
puisqu´il fige les positions avant même que les énarques aient pu faire leurs
preuves.
- Enfin, paradoxe compréhensible : Les élites
s´avèrent incapable à réformer le système qui les a institué. Pourtant la
construction de l´Europe, la diffusion de la mondialisation font apparaître de
nouvelles exigences qui justifieraient une réforme et une adaptation de
ce système à la modernité politique.
B. Quelques solutions possibles
- En ce qui concerne la
démocratisation du système de formation,
Sciences Po même a mis en place des mesures : l´entrée dérogatoire à partir de
1989, les bourses, depuis février 2001 les mesures spéciales pour favoriser
l´entrée de lycées des ZEP.
- Néanmoins, le gros du problème subsiste.
Quelques solutions éventuelles :
- Exiger une sélection qui ne se fonde pas
que sur l´élitisme républicain mais aussi sur le mérite professionnel. En se
sens, Michel Bauer et Bénedicte Bertin-Mourot proposent un concours à
l´entré de la haute fonction publique après dix
ans d´expérience professionnelle. Cette proposition permettrait de s´attaquer
au mode de fabrication de l´autorité légitime en lui donnant un sens plus
moderne.
- Jean-Pierre Rioux propose : « Il faut
plaider aujourd´hui pour une nouvelle énarchie,
plus savante, plus souple, plus à l´écoute du transitoire et de l´exceptionnel
en quelque sorte, soucieuse d´entretenir la compétition nouvelle entre l´Etat et
le social, capable surtout d´accompagner toute évolution du pouvoir public dont
elle procède. »
- Une éventuelle solution serait d´exiger
de la part des hauts fonctionnaires un choix claire entre administration d´une
part et secteur privé et politique d´autre part. En effet, le fait d´exiger de
« démissionner » de la fonction publique
permettrait une définition plus claire des enjeux et des motivations des élites.
La vocation et la motivation seraient ainsi favorisées par rapport à de simples
considérations « carriéristes » individuelles.
CONCLUSION
Pour conclure, le système de
formation française des élites politico-administratives a été par le passé
nécessaire. Au sortir de la guerre, la France avait besoin d´une élite
renouvelée pour encadrer l´Etat et l´économie (qui à l´époque était circonscrite
au cadre national).
Aujourd´hui, si on peut dire à
maints égards que le système est en crise, c´est que de nouvelles exigences
naissent avec la construction de l´UE et la mondialisation. Le cadre de
référence n´est plus national, les élites doivent faire preuve d´une capacité
renouvelée d´adaptation face aux nouveaux enjeux. Ainsi, la réforme de ce
système est nécessaire, car la France a besoin d´élite moins expertes, plus
diversifiées, plus responsables.
Une démocratisation du système
et une plus forte mobilité intra-générationnelle permettrait de rapprocher les
élites des citoyens et d´ouvrir cette « caste » fermée. Une séparation plus
nette entre politique et administration aux objectifs opposés semble nécessaire
à l´équilibre de la République.
HYPOTHESE
->Le 21 avril 2002 et les conséquences
- 30 % des chômeurs, 24 % des ouvriers et 18 % de la
population totale ont voté le Pen aux dernières élections présidentielles.
Philippe Manière se demande si ce n´était pas une certaine « vengeance du
peuple », l´expression d´une population qui se sent coupée de ses dirigeants,
qui est en colère contre son élite.
- Après le choc de la présidentielle les citoyens
réapparaissent comme préoccupation première des élites. Le style de gouvernement
de Jean-Pierre Raffarin et son discours de la « République de proximité », tente
clairement de rompre avec les pratiques et l´image technocratique que semblent
reprocher les électeurs au gouvernement. L´actuel succès de cette politique, si
elle pose la question de dérives démagogiques, répond à une attente réelle. Le
goût du terroir, l´action pour les « gens d´en bas » semblent énormément plaire
aux citoyens français.
BIBLIOGRAPHIE
- Coll., « Les élites de la République sur la sellette »,
Esprit, n° 10, octobre 1997.
- Coll., « Des élites légitimes ? », Problèmes
politiques et sociaux, (1997) n° 848, p. 3-83.
- Coll., « Les Français secouent leurs chefs ».
Expansion , Paris, n° 514, 7-20 décembre 1995, pp. 102-103.
- GARRIGOU (A.), Les élites contre la République.
Sciences Po et l’ENA, Paris, 2001.
- MANIERE (P.), La vengeance du peuple. Les élites, le
Pen et les Français, Plou, 2002.
- BUSINO (G.), Elites et élitisme, coll. « Que
sais-je », Paris, PUF, 1992.