Retour sur l'élargissement de l'Union européenne
Le 12 décembre 2001, lors
du sommet de Copenhague, l’Union Européenne a décidé de l’adhésion de 10
nouveaux pays : huit anciens pays communistes (la Hongrie, la Pologne, la
République Tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, l’Estonie, la Lettonie, la
Lituanie), ainsi que Malte et Chypre. Il s’agit du plus gros élargissement que
l’Europe ait jamais connu, à tel point que la presse le qualifie de “big bang”.
En effet, l’Union voit ainsi son territoire augmenter d’un quart et gagne 75
millions d’habitants, mais il faut souligner que cet élargissement ne
représente que 5% du PIB cumulé des Quinze. L’adhésion officielle aura lieu le
1er mai 2004.
Nous avons utilisé en priorité dans ce dossier
des articles issus de la presse nationale des différents pays européens. En
effet, il semble intéressant d’étudier comment est ressentie l’adhésion à l’UE
parmi les dirigeants et les populations de ces pays. Nous commencerons donc par
nous focaliser sur le point de vue anglais de l’Europe qui est relativement
critique à l’égard de ce nouvel élargissement pour rendre compte ensuite des
attentes et des inquiétudes des pays de l’est face à cet élargissement ainsi que
le débat ouvert sur la question de la Turquie.
I. La conception
britannique de l’Union Européenne
L’élargissement de l’Union
Européenne implique une réforme des institutions et surtout une modification du
fonctionnement actuel. L’élargissement a donc pour corollaire une réflexion sur
la nature de l’U.E. Lors de son discours du 28 novembre à Cardiff, T.Blair a
exposé sa conception de l’Europe future, comme forte, efficace et démocratique.
La Grande-Bretagne est, comme l’Espagne et la France, pour un président du
Conseil européen, élu par les chefs d’Etat ou de gouvernement, afin qu’il y ait
plus de cohérence dans les décisions. Ceci implique, que la Grande-Bretagne
accepte qu’une partie de la souveraineté soit mise en commun. T.Blair veut un
président fort, sans doute parce qu’il est lui même candidat à cette présidence
(comme l’Espagne).
L’attitude de la
Grande-Bretagne est paradoxale, car elle ne veut pas abandonner sa souveraineté,
mais est en faveur d’un approfondissement du pouvoir. Par exemple, elle est
d’accord pour un vote à la majorité, mais pas dans les domaines qui concernent
les intérêts nationaux vitaux, comme les impôts, la sécurité et la police, et la
politique étrangère. En revanche, elle est favorable à un transfert des
compétences dans des domaines tels que l’immigration, l’insécurité ou les
demandes d’asiles (domaines délicats dont l’Europe hériterait et qui éviterait à
la Grande-Bretagne des difficultés). La Grande-Bretagne est opposée au projet de
R.Prodi, qui veut augmenter le pouvoir de la Commission, limiter le droit de
veto, et que la politique étrangère ne relève plus des gouvernements mais de la
Commission, contrairement aux petits pays membres qui sont pour. La
Grande-Bretagne est contre la suppression du veto dans le domaine de politique
étrangère, afin de garder toute latitude vis à vis des USA, mais cependant est
favorable à la limitation des veto parmi les pays, à la condition qu’elle
conserve le sien. Ceci s’explique par deux facteurs : premièrement, la
Grande-Bretagne tient à conserver sa souveraineté dans les domaines capitaux, et
deuxièmement pour établir une sorte de hiérarchie avec les petits nouveaux pays
et ainsi de garder son pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle a proposé
d’établir le poids du vote des Etats en fonction de leur population. T.Blair
tient à conserver l’indépendance nationale tout en augmentant le pouvoir des
institutions européennes, pouvoir venant des gouvernements et des parlements, ce
qui est tout à fait paradoxal. D’après lui “nous avons besoin de plus d’Europe,
pas moins.” Il est en faveur d’un “super pouvoir”, si ce n’est pas un “super
Etat”. Le chef du gouvernement est critiqué dans Le Times, où on l’accuse
de se prendre pour Churchill et de vouloir que la Grande-Bretagne devienne une
province de l’Europe, sans demander son consentement à la population (il a prévu
de ne pas faire de référendum). Ceci soulève le problème de la loyauté aux
britanniques : ils doivent transférer la loyauté à la Grande-Bretagne à
l’Europe. Ainsi, l’élargissement révèle toute l’ambiguïté de la position
britannique.
II. Les réactions des
pays de l’est
1. La Pologne
L’agriculture est le
principal problème de la Pologne. D’après le président polonais:”la Pologne ne
peut pas être placée, après l’élargissement dans une position plus défavorable
que pendant la période d’accession” et d’après le ministre des affaires
étrangères “les contribuables polonais n’ont pas à subventionner les
agriculteurs français, danois et espagnols.” En effet, les aides de préaccession
s’élevaient à 846 millions d’euros, tandis qu’en 2004, si l’on soustrait les
contributions aux aides , la Pologne recevra 870 millions, c’est à dire à peine
plus qu’avant l’adhésion. Les agriculteurs recevront 600 millions d’euros,
tandis que les contribuables devront payer 1 million d’euros pour financer la
PAC.
Au delà des
questions financières, la Pologne connaît des difficultés d’adaptation. 80%
des fermes ont une superficie inférieure à 10 hectares, ce qui risque de poser
un problème en comparaison avec les grandes exploitations des pays membres.
De plus, le manque d’information et l’absence d’organisation paysanne créent une
méfiance vis à vis de la campagne du gouvernement pro-européen, que certains
polonais assimilent à la propagande communiste. D’après un chef régional du
Parti paysan “On veut nous arracher nos terres, nous réduire à la mendicité,
nous forcer à payer pour les riches, plus d’impôts et de quotas.” Les quotas
laitiers posent problème notamment. En effet, dans la plupart des pays de l’est,
le marché laitier est en expansion, or selon les quotas, les pays ne peuvent pas
produire plus d’une certaine quantité de lait. On arrive ainsi à un paradoxe
inquiétant : les pays concernés par les quotas sont obligés d’importer pour
répondre à leurs demandes internes car il n’ont plus le droit de produire.
La majorité des paysans
sont donc plutôt contre l’adhésion de la Pologne, tandis que les jeunes et les
citadins sont en général favorables. En adhérant à l’Union Européenne, les
polonais espèrent mettre fin à la corruption, mettre de l’ordre dans la
bureaucratie, ainsi que voir leur niveau de vie augmenter. La Pologne a
finalement obtenu des aides supplémentaires lors du sommet de Copenhague, c’est
d’ailleurs à elle qu’est dévolue près de la moitié des aides à l’élargissement.
2. La Slovénie
Elle fait figure de
première de classe sur le plan de l’application des procédures exigées par
Bruxelles. En effet, elle a clos en avance 28 des 31 chapitres de négociations
avec Bruxelles et a déjà intégré les 90 000 pages de règlements communautaires
dans son droit national.
(ex : La Slovénie va appliquer dès janvier 2003 (c’est-à-dire un an avant la
date prévue) un règlement européen qui prévoit l’inclusion du coût de recyclage
dans le prix des voitures. En France, l’application de cette réglementation a
été reporté à 2007 !). Il existe donc un certain mécontentement parmi la
population slovène quant aux minces contre-parties apportées par l’Europe face à
tant d’efforts et de zele. Mais l’ambiance est plus radicale au sein du
ministère slovène des affaires européennes. En effet comme la Pologne, la
Slovénie pourrait se retrouver contributeur net quelques mois seulement après
l’adhésion. Cependant même dans ce cas, le ministre des Affaires européennes
est conscient des avantages qu’apporte une telle adhésion. Les conditions posées
par Bruxelles sont inacceptables, mais l’entrée dans l’Union est urgente.
D’après lui, la Slovénie n’a pas l’ampleur et la puissance de la Suisse ou de la
Norvège pour faire bande à part.
3. La Hongrie et la
Bulgarie
L’opinion hongroise telle
qu’on la trouve dans le Magyar Hírlap est caractéristique d ‘une
inquiétude commune à un grand nombre des pays de l’est. En effet, la Hongrie
a fait partie de la 1e vague d’élargissement(Chypre, Estonie,
Hongrie, Pologne, Slovénie et République tchèque). En décembre 1999, l’UE a
ouvert des adhésions de négociations avec six nouveaux pays : la Bulgarie, la
Lettonie, la Lituanie, Malte, la Roumanie et la Slovaquie, mais aujourd’hui la
Hongrie a peur qu’on soit passé de la différenciation à l’amalgame. En effet, le
big-bang décidé par l’UE amène des inconvénients pour les pays les plus avancés
dans le processus d’adhésion. En effet, une entrée massive risque de mener à une
ghettoïsation des 10 nouveaux venus, avec le danger de créer des Etats de
seconde zone au sein de l’Union, alors que l’autre voie qui consiste à faire
entrer d’abord les pays les mieux préparés (Hongrie, Estonie, Slovénie)
permettrait d’assurer un meilleur statut à la fois aux entrants et aux Etats
encore candidats tout en encourageant les futurs entrants dans leur processus
d’adhésion.
L’argument avancé par les
Européens, en particulier la France, en faveur du big bang est l’idée qu’il ne
faut pas risquer, en repoussant leur adhésion, de déstabiliser et de
marginaliser La Bulgarie et la Roumanie. Mais en réalité d’après le presse
bulgare, en proposant un big bang plus (10 pays + Roumanie + Bulgarie), les
Français veulent aller contre l’idée du little big bang (6 pays seulement), afin
d’arriver à compromis sur l’adhésion des 10 Etats. Finalement L’adhésion de la
Roumanie et de la Bulgarie devrait suivre en 2007. Et la Croatie a l’intention
de présenter sa candidature à l’Union Européenne d’ici mars 2003.
4 ? Les Pays Baltes
L’Estonie est le pays où le
soutien de la population quant à l’Europe est le plus faible: 39% des estoniens
voteraient oui au référendum concernant l’adhésion à l’Union Européenne. Les
lettons seraient 45% a voté oui et les lituaniens 53%. Ces chiffres sont
inférieurs à la moyenne de l’opinion parmi les pays candidats qui est de 69%.
Les motivations principales sont l’espoir de voir augmenter le niveau de vie,
ainsi que les aides financières, mais ces pays sont réticents aux législations
plus strictes. Le principal problème de ses pays est d’accepter d’abandonner
une partie de leur souveraineté alors que cela fait à peine dix ans qu’ils se
sont affranchis de la tutelle communiste.
Une interview du ministre
des affaires étrangères letton, Sandra Kalniete (Le Figaro,12 dec 2002),
témoigne néanmoins de l’enthousiasme des lettons face à cette adhésion : « rejoindre
l’OTAN et l’UE aujourd’hui, c’est comme toucher la terre promise. ». En
effet, Après deux occupations, nazie puis soviétique, qui ont laissé de
profondes marques dans la société de ce pays, l’entrée dans l’UE leur apparaît
comme une chance unique d’être enfin mis à l’abri des «coups bas du xxe
siècle ».
5. La République Tchèque
et la Slovaquie
Les tchèques ne sont pas
euro-enthousiastes, 48% voteraient oui au référendum. Ils espèrent une
amélioration du financement de l’administration, une plus grande qualité de la
démocratie, et que l’ancrage en Europe de l’ouest mette fin aux pratiques de
corruption. Ils attendent que le droit européen impose sa primauté. Cependant
ils sont confrontés au même problème que les pays baltes de la délégation de la
souveraineté.
Les slovaques
paraissent plus enthousiastes : ils seraient 75% à voter oui. Ils envisagent
même d’avancer la date du référendum fixé initialement en juin 2003. Ils
craignent que l’échec possible d’une consultation dans un des 9 autres pays
candidats ait un impact négatif.
Ainsi on peut observer
de nombreux points de convergence et d’inquiétudes entre les différentes
opinions des pays candidats :
- danger de l’établissement
d’une hiérarchie entre les Etats membres de l’Union,
- pb de la redistribution
des contributions nationales européennes (réforme de la PAC),
- pb des frontières, en
particulier pour la Pologne (s’est vu attribuer 108 millions supplémentaires
pour garder les frontières de l’UE).
On peut faire référence en
conclusion à un article du Times de Roger Boyes, qui a le mérite de poser les
bonnes questions : Finalement est-ce que cette adhésion va rapporter aux pays de
l’est ? En effet, d’après lui, beaucoup d’Etats-candidats ont une économie
libérale solide et sont largement développés, voire en plein boom
économique(ex :Estonie, Slovénie). Il craint que l’entrée dans l’UE crée une
concurrence avec l’Union qui leur soit défavorable au moment où ils pourraient
« décoller » économiquement(ex : pb des standards et des quotas sur la
production laitière qui oblige la Pologne à réduire drastiquement sa
production).
III. Le cas de la Turquie
1. La position turque
La position du premier
ministre turc, Abdullah Gul, est exprimé dans Le Monde du 11 déc 2002. Il
exige une date précise pour la négociation entre l’UE et la Turquie sur
l‘adhésion de cette dernière. Pour lui tout ambiguïté sur le problème de
l’adhésion de la Turquie doit être levée. En effet, il souligne d’abord que
l’association entre la Turquie et l’UE remonte aux accords d’Ankara de
septembre 1963. L’union douanière est entrée en vigueur dès 1996 et
depuis le conseil européen de 1999, la Turquie a été reconnue comme un pays
candidat. Il n’y a donc aucune raison de stopper cette logique. Il rappelle
ensuite avec force que la Turquie a fait beaucoup d’effort pour garantir son
processus d’adaptation aux normes de l’UE et en particulier dans le domaine
politique des critères de Copenhague. Le gouvernement actuel a entamé une série
de réformes législatives de grande ampleur concernant la lutte contre la
torture, la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de
réunion, le code électoral et les lois sur les partis ainsi que sur les lois
relatives à la détention. L’adhésion de la Turquie est pour lui un projet
national soutenu par la majorité de la population et par tous les segments
dynamiques de la société turque et qu’il ne faut donc pas remettre en question.
La Turquie représente un modèle unique qui unit islam et démocratie laïque,
Etat social et Etat de droit, identité et modernité, modèle dont l’Europe
a besoin et intérêt à développer.
La presse turque
rejoint de manière générale l’avis du premier ministre. Il est évident que le
problème n’est pas de savoir si les critères de Copenhague sont remplis ou non :
ils le sont. Le véritable obstacle est culturel et religieux. Les
critères ne sont qu’un prétexte pour repousser cette adhésion indésirée, mais si
la date est repoussée, il sera encore plus difficile pour la Turquie de profiter
d’un consensus dans une Europe à 25 que dans une union à 15. Certains
journalistes
2.
Le point de vue des autres pays
Dans l’ensemble, l’opinion
des pays membres est assez défavorable à l’adhésion de la Turquie. Les
principaux points d’achoppement sont la démocratie, le respect des droits des
minorités, la justice et la prison, et l’économie de marché. Dans la presse
britannique, on invoque le critère géographique (si l’on intègre la Turquie,
pourquoi pas le Japon). Elle souligne également le poids des Etats-Unis, qui
souhaiteraient que la Turquie soit un exemple de réforme dans les pays
musulmans, et qui craignent qu’un rejet augmente l’ancrage de la Turquie dans
l’islamisme et le fondamentalisme. Le problème est que la Turquie va bientôt
être plus peuplé que n’importe quel Etat européen, d’où le problème du poids
de ce pays en cas d’adhésion. Parmi les rares arguments favorables, on évoque le
fait que l’Union Européenne a besoin de la Turquie comme allié en cas de guerre
en Irak.
En Allemagne, d’un côté
Stoïber, leader de l’opposition, affirme que l’entrée de la Turquie
détruirait L’Union Européenne, dans sa vocation politique et la réduirait à une
zone de libre échange, et que l’Europe n’a pas cette capacité d’intégration.
De plus, bien qu’environ 500 000 allemands aient voté pour Schröder aux
dernières élections car Schröder était pour l’entrée de la Turquie, la
majorité des allemands sont contre l’adhésion. Enfin, les danois ne voulaient
pas que l’on donne une date à la Turquie lors du sommet de Copenhague.
Cependant Denis Macshane,
ministre britannique des affaires européennes, estime que intégrer la Turquie
permettrait à l’Europe de mettre à profit ses erreurs en reconnaissant l’apport
de l’héritage musulman. Elle assumerait ainsi pleinement sa position d’héritière
de toutes les religions abrahamiques En effet comment peut-on rationnellement
refuser l’entrée de la Turquie dans l’UE sous prétexte qu’elle est de culture
musulmane, alors que déjà 15 millions d’européens aujourd’hui sont musulmans ?
En offrant l’exemple d’une démocratie musulmane pleinement intégrée et
opérationnelle en Turquie, l’Europe assurerait une passerelle avec le monde
musulman et trouverait peut-être une solution au problème de l’islamophobie qui
ne cesse de se développer dans les sociétés occidentales européennes.
Ainsi on peut voir que
cet élargissement est, dans une large mesure, bien accepté au sein des dix pays
candidats. En effet, il est perçu comme une chance unique d’intégration au sein
d’un grand ensemble et, qui malgré les contradictions de départ, ne peut que
s’avouer porteur de développement à long terme. Chaque pays devrait gagner un
poids politique et économique beaucoup plus important sur la scène
internationale, par le biais de leur participation à une grosse organisation
comme l’UE. Enfin Un dernier point de vue extérieur sur cet élargissement
apporte une nouvelle perspective : le point de vue américain, tel qu’on le
trouve dans l’International Herald Tribune. Les Etats-Unis sont
favorables à cet élargissement car il a, pour eux, beaucoup de chances
d’accroître sensiblement l’influence des USA sur le vieux continent. En
effet, la plupart des nouveaux pays adhérents sont largement proaméricains. L’UE
ne pourra plus donc se définir contre les Etats-Unis en terme de politique
étrangère, et autres. Ces nouveaux pays balancent entre les deux puissances
UE/USA et si à terme l’UE ne leur offre qu’une position de seconde place au sein
de ses institutions, ils risquent de se tourner encore plus vers les Etats-Unis.
Ainsi cette tendance est un risque pour la définition, la puissance et
l’autonomie de l’Europe face aux Etats-Unis.