Faut-il déplorer le déclin du rôle des parlements au profit des exécutifs ?
Le spectacle du fonctionnement de la
III° République durant l’entre-deux-guerres est en soi éloquent : la crise
économique sans précédent, augmentée des diverses tensions internationales ont
exigé de l’Etat une lucidité et une rapidité auxquelles ses institutions
politiques n’étaient guère préparées. Devant l’impératif d’efficacité et de
réactivité, les prérogatives traditionnelles du parlement ont filé dans les
mains de l’exécutif par le biais des « décrets-lois », et la discipline exigée
par les circonstances a conduit au renforcement incontesté de la position du
gouvernement, jusque-là malmené par un parlementarisme tout-puissant.
Prélude à la modernité institutionnelle, cette configuration du pouvoir est
entérinée après la guerre dans la plupart des régimes parlementaires européens:
concurrencés par l’émergence du constitutionalisme, les règles internationales
ou encore par les exigences liées à la trans-nationalisation de l’économie, les
parlements le sont avant tout par leur ex-subordonné, le pouvoir exécutif. C’est
une évolution majeure que ce déclin du rôle des parlements au profit des
exécutifs, même si l’histoire constitutionnelle de régimes tels que celui de la
Grande-Bretagne la relativisent, du fait de l’ancienneté de la prépondérance
gouvernementale chez eux. Il importe ici de mettre au jour dans
leur diversité les ressorts du renforcement de l’exécutif dans les régimes
européens au détriment des parlements, afin de déterminer dans quelle mesure
cette évolution se justifie. En effet, et d’autant plus à l’heure du
renforcement de la construction européenne, le déclin d’institutions
historiquement symboliques de la souveraineté nationale pose le problème de la
légitimité démocratique dans l’Etat.
Dans un premier temps, nous justifierons le déclin du
rôle des parlements au profit des exécutifs par le souci de l’efficacité,
prépondérant pour les Etats modernes. Puis il faudra s’arrêter
sur certaines conséquences problématiques de cette évolution, en matière
notamment de démocratie.
I. Un déclin au service de l’efficacité
A. L’agencement institutionnel
traditionnel et ses lacunes
1. La répartition traditionnelle des
rôles institutionnels
Le parlement est institué pour consentir
à l’impôt au nom de la nation. Cependant la philosophie des Lumières envisage,
dans une démocratie, le parlement non comme un simple lieu de débat, mais comme
un lieu de travail à part entière. Et cela parce qu’il est originellement le
seul organe dont les acteurs procèdent directement du peuple. Dans cette
optique, le gouvernement n’est qu’un appendice chargé d’exécuter les décisions
des représentants du peuple. D’ailleurs, en régime parlementaire
moniste (aujourd’hui la règle en pratique, dès lors que le chef d’Etat n’a plus
nulle part de réelle latitude dans le choix du Premier Ministre, à l’exception
notable de la V° République), cet organe titulaire du pouvoir exécutif, qui
contrôle à ce titre l’administration du pays, est investi par le parlement et
révocable à tout moment par lui.
Dès lors le parlement est placé au
centre du dispositif institutionnel de l’Etat. Il remplit en premier lieu une
fonction de légitimation démocratique, en tant qu’il est le lieu organisé du
débat public national, et procède (pour une chambre au moins s’il est bicaméral)
du peuple. Ainsi, le parlement est dans l’imagerie nationale l’institution qui
concentre la légitimité démocratique. Il remplit également un rôle de
recrutement et de socialisation des élites dirigeantes, appelées à faire partie
de l’exécutif. Seuls la France et les Pays-Bas ont introduit l’incompatibilité
entre les fonctions de parlementaire et de membre du gouvernement à ce jour ;
cependant même dans ces pays, les ministres sont pour la plupart issus des rangs
du Parlement (ils démissionnent de leur poste dans ce cas), et à plus forte
raison dans les pays où le cumul des deux fonctions est permis. La fonction
décisionnelle est bien entendu au cœur de la problématique ici abordée. Les
parlements s’identifient avec la fonction législative qui constitue en principe
leur mission principale. Ils préparent traditionnellement les lois, dont le soin
de l’application est laissé aux gouvernements subordonnés. Subordination qui
tient à la fonction de contrôle de l’exécutif dévolue aux parlements, contrôle
(par diverses commissions, d’enquête, d’application des lois...) pouvant
déboucher sur la mise en cause de la responsabilité politique du gouvernement
par le vote d’une motion de censure.
2. dérives parlementaristes ;
inadaptation face aux nouveaux enjeux
Trois types de contraintes déterminent
le pouvoir du parlement et sa latitude d’action. Le cadre constitutionnel
d’abord, qui le circonscrit plus ou moins dans une mission précise. La variable
politique, ensuite, et notamment le système partisan structuré par la vie
politique, qui influe sur la vie parlementaire selon qu’il est éclaté ou
bipolarisé. Enfin, la variable procédurale (règles du travail parlementaire :
durée des sessions, latitude dans le droit d’amendement etc.).
Or l’agencement particulier de ces contraintes (système
partisan éclaté, scrutin proportionnel, peu de contraintes procédurales...) a pu
déboucher dans l’histoire sur des situations problématiques de monopole du
pouvoir par des parlements divisés, devenant plus le théâtre de tractations
partisanes incessantes que d’un travail législatif efficace. Ce
fut tout particulièrement le cas sous la III° République, au sein de laquelle
l’omnipotence du parlement, avalisée par la « constitution Grévy » de 1979,
engendra une instabilité ministérielle récurrente. L’inexistence d’un système
partisan bipolaire, qui privait chaque gouvernement d’une majorité claire sur
laquelle s’appuyer, y avait sa part de responsabilité. Le problème est le
même dans la I° République italienne d’avant 1994, puisque l’absolue
proportionnalité du scrutin (qui ne discipline pas le système partisan)et
l’inexistence d’armes crédibles pour le gouvernement face au parlement engendre
une instabilité ministérielle chronique. Il va sans dire que cet usage sans
retenue de leur pouvoir de contrôle sur l’exécutif par les parlementaires est
nuisible pour l’accomplissement de la tâche législative qui leur incombe.
C’est pourquoi il fallut, en période de crise notamment,
contourner le rôle central du parlement par la délégation de ses prérogatives
législatives à l’exécutif (décrets-lois).
D’autant plus que le vingtième siècle
voit s’opérer une complexification croissante des affaires de l’Etat, qui n’est
pas pour freiner le déclin annoncé de l’institution parlementaire. En effet, il
apparaît clairement que l’exécutif, restreint en nombre, en contact avec les
experts techniques de l’administration qu’il dirige, est bien plus à même de
gérer les affaires efficacement et rapidement que le parlement. Le processus,
initié dans l’entre-deux-guerres, de délégation de compétences du parlement vers
l’exécutif va être entériné. Un déplacement du centre du pouvoir politique
s’opère au sein des Etats européens.
B. Le renforcement de l’exécutif au détriment du
parlement
1. motivations et mise en œuvre
La technicité croissante des matières
gérées par l’Etat après la deuxième guerre mondiale (notamment celles liées à
l’Etat-providence et à la transnationalisation de l’économie et des règles de
droit), les contraintes de l’efficacité, la nécessité d’une plus grande rapidité
d’intervention et les exigences modernes de la communication sont autant de
facteurs qui ont joué au détriment du pouvoir délibérant. En effet, si Rousseau
tablait sur la rationalité de parlementaires travaillant à l’émergence d’une
volonté générale par le débat, la réalité l’a bien vite contredit. Au sein d’une
enceinte regroupant tant d’acteurs différents, les dissensions primèrent
naturellement sur les points de convergence, et nuisirent à l’efficacité du
travail législatif. Si la situation était gérable tout au long du 19° siècle,
quand l’Etat intervenait encore peu dans la société civile (politique du
« laisser-faire » économique, croyance en les vertus auto-régulatrices du
progrès), la mise en oeuvre accrue de politiques publiques (surtout après 1945)
exigea de l’Etat d’être à la pointe de l’efficacité.
Or la collégialité du gouvernement
(instaurée dans l’entre-deux-guerres en France sous la direction du président du
Conseil) l’oriente vers la recherche permanente du consensus, car l’efficacité y
est la règle. L’exécutif parle d’une seule voix ; il n’est pas un lieu de débat,
pas même entre chef d’Etat et gouvernement. Le chef d’Etat est en effet
tenu de s’effacer devant les décisions du titulaire du pouvoir exécutif,
c’est-à-dire le gouvernement, dans les régimes parlementaires modernes (plus
complexe dans le cas de la France. Nous y reviendrons). Dès
lors, le gouvernement apparaît bien plus à même de remplir les fonctions
traditionnellement dévolues à l’appareil législatif. D’autant plus qu’il dirige
l’administration centrale du pays, capitale non seulement dans la mise en oeuvre
mais aussi dans la préparation des politiques publiques : les
hauts-fonctionnaires mettent à disposition du gouvernement une expertise qui
fait défaut aux commissions parlementaires. La présence au gouvernement de
personnalités très qualifiées issues de la société civile (pratique initiée en
France par de Gaulle, que l’on observe dans la composition de l’actuel
gouvernement : F. Mer, L. Ferry, J.F. Mattei etc.) constitue également en soi un
gage de meilleure efficacité. Ces atouts fondamentaux de l’exécutif en font une
machine de gestion moderne de l’Etat, bien plus crédible que le Parlement ;
c’est pourquoi on a organisé le déclin de cette institution au profit du
gouvernement, qui tient au quasi-renversement de la relation effective de
contrôle entre ces deux institutions.
La domestication du parlement par l’exécutif tient
autant à des dispositifs constitutionnels et procéduraux qu’à la mutation de la
vie politique propre à chaque Etat. C’est pourquoi les
situations diffèrent d’un Etat à l’autre. Le modèle de discipline étant incarné
par le système britannique, qui grâce au scrutin majoritaire à un tour a
favorisé la mise en place d’un bipartisme tel que le gouvernement peut s’appuyer
en théorie sur une majorité stable et soumise débarrassée des « franc-tireurs »,
beaucoup de régimes européens ont cherché à clarifier le jeu partisan par des
mécanismes constitutionnels, dans le but de fournir à l’exécutif une protection
contre des assauts parlementaires liés à des transformations indépendantes de
coalitions partisanes, devenus fréquents dans des régimes tels que la III°
République en France ou la I° République italienne, qui il y a encore peu de
temps obéissait au rythme du « trasformismo ». C’est ainsi que la Loi
Fondamentale de la RFA (1949) instaure le système du « double vote », qui
associe scrutin proportionnel et scrutin majoritaire, interdit les partis qui
contreviendraient aux droits fondamentaux par elle énoncés et tempère le
contrôle que le parlement exerce sur le gouvernement en instaurant la motion de
censure « constructive », c’est-à-dire conditionnée par l’accord de la majorité
parlementaire sur la mise en place d’un nouveau gouvernement. Dans le même ordre
d’idées, le scrutin majoritaire à deux tours en France (non constitutionnel), le
choix du chef du gouvernement par un Président élu au suffrage universel direct
et les diverses limites posées à l’exercice du droit de censure (temps de
réflexion, le principe postulant que les députés absents sont favorables au
gouvernement etc.) traduisent la volonté de supprimer la dépendance du pays aux
vicissitudes du parlement par l’instauration d’un système partisan bipolarisé et
simplifié et par la réduction de son pouvoir de renversement du gouvernement.
En outre, le droit (effectif) de dissolution devient le pendant de la
motion de censure, que le titulaire en soit le chef de l’Etat ou celui du
gouvernement. Les effets de ce « parlementarisme rationalisé »
sur la vie politique sont certes nuancés d’un Etat à l’autre. Cependant, il
conduit en substance à scinder le parlement en deux camps : la majorité ne
menace plus vraiment le gouvernement, peu encline qu’elle est à se saborder
elle-même, tandis que l’opposition ne s’oppose plus que par le discours.
La limitation du nombre des commissions permanente (six seulement en
France), ainsi que l’encadrement des prérogatives des commissions d’enquête
(dessaisies dès la prise en charge du dossier par la justice en France),
participent également de l’apprivoisement du contrôle du parlement sur
l’exécutif. Ce renversement du rapport de force entre parlement
et gouvernement n’est que la condition du transfert de pouvoir qui s’est opéré
entre eux.
2. la nouvelle répartition des tâches
Alors que l’élaboration des textes
législatifs constitue la fonction traditionnelle du parlement, il est
significatif de constater qu’à l’heure actuelle, plus de 80 % des lois sont
d’origine gouvernementale dans les régimes européens, Italie et Pays-Bas
exceptés.
Le déclin de la fonction décisionnelle
du parlement est quantitatif, en ce que son activité législative, même
lorsqu’elle reste comparable à celle du passé, est plutôt marginale par rapport
à la quantité croissante de textes réglementaires, qui atteignent de surcroît un
tel niveau de technicité qu’ils sont hors de la portée du parlement. A cet
égard, on note que l’administration d’Etat compte généralement plusieurs
centaines de milliers de fonctionnaires, tandis que les services liés aux
diverses commissions parlementaires ne regroupent que quelques milliers
d’agents, ce qui témoigne du fossé technique séparant les deux institutions. Ce
déclin est par ailleurs qualitatif, comme on l’a déjà noté. Le
gouvernement n’est plus le législateur occasionnel du temps des décrets-lois
(même si le système des ordonnances art. 38 est encore usité : cf.
privatisations sous Chirac du temps de Mitterrand...), puisqu’il élabore
lui-même, par le biais de son administration, la plupart des textes de lois
qu’il soumet ensuite au parlement. L’image d’un parlement
« chambre d’enregistrement » trouve ici sa justification, d’autant plus qu’il
est limité dans son droit d’amendement (en France notamment, la procédure du
« vote bloqué » art. 45, ou l’interdiction des amendements aux lois de finance
qui augmenteraient les charges du budget...), que le domaine de la loi peut être
circonscrit (cf. en France l’article 37 de la Constitution de 1958 énumère ce
qui relève de la loi, le règlement constituant le domaine de droit commun) et
qu’il doit s’en tenir aux traités internationaux ratifiés par lui (cf. Union
Européenne). La fonction décisionnelle du parlement est donc réduite au strict
minimum, tant les lois qui émanent directement de lui sont minoritaires et peu
déterminantes.
Le contrôle parlementaire ne s’exerce plus aussi
fréquemment qu’auparavant, en témoigne le faible nombre de renversements de
gouvernements dans les régimes ayant opté pour le parlementarisme rationalisé :
en Allemagne, le changement de coalition en 1982 fit tomber le gouvernement
SPD-FDP de Schmidt ; en France le gouvernement Debré subit les conséquences de
l’hostilité des parlementaires au président de Gaulle, irresponsable, en 1962...
En Grande-Bretagne les conflits avec le chef de la majorité sont internes au
parti : cf. l’éjection de Thatcher en 1990.
Aussi le parlement est-il devenu plus le lieu de la
contestation de l’opposition (cf. le shadow cabinet de la Chambre des
Communes...) que du travail législatif effectif ou du contrôle du gouvernement.
Cet état de fait n’est pas à déplorer en soi, puisqu’il obéit aux exigences
d’efficacité modernes et permet aux électeurs de désigner une majorité claire,
donc gouvernante, de laquelle pourra se réclamer le gouvernement. Ceci constitue
donc également un progrès démocratique, puisque désormais les tractations
partisanes hors du contrôle des électeurs sont rendues impossibles par la
nécessaire discipline majoritaire.
N’arrêtons cependant pas là notre réflexion, car si le
déclin du parlement au profit de l’exécutif a été rendu nécessaire par
l’avènement de l’Etat moderne, cette solution ne va pas sans poser certains
problèmes d’ordre démocratique, notamment dans le cadre de l’Union Européenne.
II. Un déclin qui pose le problème du déficit
démocratique
A. Au niveau national
1. l’exécutif irresponsable ?
Si le souci d’efficacité qui a conduit au ré agencement
du pouvoir entre institutions était en soi fondé dans l’objectif de construire
un Etat capable de gérer et de seconder une société plus instruite, fluctuante
et complexe, il s’avère au premier abord qu’il a quelque peu occulté l’exigence
démocratique. En effet, et même si l’édification d’un système partisan
minimaliste et bipolaire est en soi un gage de respect du choix de majorité
exprimé par l’électorat, les outils de domestication du parlement par l’exécutif
posent problème, car le parlement ne dispose pas vraiment en face d’eux d’armes
crédibles. Le coup d’arrêt porté aux assauts incessants du parlement contre le
gouvernement eût été rationnel dans une logique démocratique s’il avait été
suivi d’une réflexion sur des règles ou méthodes de contrôle sur le gouvernement
plus adaptées, mais réelles. Seulement, à la différence du congrès américain, la
plupart des parlements occidentaux manquent de la capacité d’information, de
conseil, d’évaluation qui sont à la base d’un contrôle effectif. Des instruments
tels que la séance des questions du mercredi à l’Assemblée Nationale française
(copiée sur le modèle britannique) relèvent plutôt du rituel symbolique. Non
seulement la discipline majoritaire interdit le plus souvent la mise en cause du
gouvernement, mais le parlement n’a même plus les moyens de s’informer
pleinement sur un organe qui procède théoriquement de lui.
Nous touchons ici un point saillant de notre propos :
l’exécutif procède-t-il encore en pratique du parlement ? Répondre à cette
question, c’est juger en partie du caractère antidémocratique ou non du déclin
du rôle des parlements au profit des exécutifs. Or il apparaît que le parlement
n’investit plus le gouvernement dans sa fonction dans bien des cas. En
Grande-Bretagne, nul besoin puisque le Premier Ministre est de facto élu
par le peuple (chef du parti vainqueur). Idem en Allemagne, où le gouvernement
n’engage sa responsabilité sur une question de politique générale que dans le
but de discipliner sa majorité (cf. G. Schroëder sur la question de la
participation de la Wehrmacht aux opérations militaires en Afghanistan),
ou encore en France, où la légitimité du gouvernement est assurée par la
nomination du Premier ministre par un Président élu au suffrage universel
(lui-même cependant irresponsable ; le gouvernement n’est donc politiquement
responsable en pratique que devant un personnage inamovible durant son mandat,
d’autant plus que la pratique gaullienne de mise en jeu de la responsabilité
présidentielle par le référendum a cessé peu ou prou dès 1969. Ici se pose le
problème d’un certain déficit démocratique de la V° République).
En pratique, les gouvernements deviennent plus
responsables devant l’opinion publique que devant la représentation nationale ;
le contrôle est plus abstrait, mais bien réel. Le déficit démocratique perçu ne
semble donc pas découler directement du déclin du rôle du parlement, puisque les
responsables politiques rendent toujours des comptes devant la nation.
2. le problème de la technocratie
En fait, le déclin du rôle des parlements au profit des
exécutifs pose surtout le problème de la gestion de la technicité croissante des
affaires publiques : si le gouvernement apparaît comme un pôle de décision plus
efficace que le parlement, il ne peut cependant prendre à sa seule charge la
totalité des dossiers. Faute de temps et de compétence, il les délègue à la
haute administration sous son autorité, ou à des comités d’experts. Or ces
instances ne procèdent pas du suffrage universel, et n’ont à ce titre aucune
responsabilité politique. En France par exemple, contrairement au spoils
system américain, les titulaires des postes administratifs ne valsent pas au
gré des échéances électorales ; ils travaillent dans la continuité, même s’ils
doivent obéissance à leur ministre de tutelle. Les comités d’experts, tels le
Conseil économique et social instauré par de Gaulle, ont un rôle consultatif
d’expertise, dont les avis jouissent d’une telle autorité qu’ils exercent de
facto un pouvoir réel.
La prise en charge de la plupart des affaires publiques
par le gouvernement au détriment du parlement débouche ainsi sur une gestion
moins transparente des dossiers qu’auparavant. La diabolisation de la
technocratie, dont les acteurs constituent un sérail homogène de par leur
parcours estudiantin (cf. rôle de l’ENA en France), est devenue le credo de
certains partis populistes, qui déplorent par conséquent ce déclin des
parlements au profit des exécutifs.
B. Le problème spécifique de l’Union Européenne
1. le « déficit démocratique de l’Union »
L’un des objectifs de la Convention sur l’Union
européenne de 2002-2003 est de pallier un certain déficit démocratique ressenti
par les citoyens communautaires à propos des institutions actuelles. Qu’en
est-il exactement ?
Jusqu’en 1979, le Parlement européen est constitué de
délégations de parlementaires nationaux. Cette configuration ne faisait pas de
l’institution strasbourgeoise le réel porte-parole des intérêts des citoyens de
l’Union, car la prégnance des différentes échelles (et intérêts) nationales en
son sein s’opposait en pratique à une réflexion sur des enjeux communs. Aussi le
peu de poids du Parlement européen dans les prises de décision était-il en
quelque sorte justifiée, d’autant plus que les questions relevant de l’Union
étaient encore marginales par rapport à aujourd’hui. Il est cependant devenu
problématique depuis 1979, date à laquelle les représentants européens
commencèrent d’être élus au suffrage universel direct, certes encore dans des
circonscriptions nationales. Car la légitimité de ces parlementaires s’en
trouvait dès lors accrue, sans que leur pouvoir de décision ne s’en voie
augmenté. Les exécutifs nationaux, réunis en Conseil Européen ou en divers
Conseils des Ministres, gardent la mainmise sur les affaires communautaires
(même si le Traité d’Amsterdam en 1997 a augmenté les cas de codécision
Conseil/Parlement). Le citoyen ne peut que constater le peu de prise qu’il a sur
des questions qui, pourtant, le concernent de plus en plus ; c’est ainsi
qu’apparaît le problème du déficit démocratique de l’Union.
Car ce problème d’échelle européenne s’articule avec
celui, plus national, du déclin des parlements au profit des exécutifs : les
exécutifs nationaux prennent en charge les affaires communautaires sans y
associer outre-mesure le Parlement Européen ; or, s’ils sont de moins en moins
contraints par leurs propres parlements nationaux, quel contrôle le citoyen
peut-il réellement avoir sur les décisions ? Le Protocole inséré dans le
Traité d’Amsterdam tente de régler ce problème : il impose aux gouvernements de
communiquer dans un délai de six semaines maximum les propositions législatives
de la Commission, destinées à être débattues puis adoptées en Conseil, aux
parlements nationaux. Cependant les avis émis par les parlements ne lient pas
les gouvernements, bien que les législations nationales soient ensuite tenues de
ne pas contrevenir aux normes émises par l’Union. Et l’argument consistant à
rappeler que les Traités de l’Union sont ratifiés par les parlements ne tient
pas vraiment, si l’on prend en compte la double pression qui pèse sur les
parlementaires lors de cette ratification : le phénomène majoritaire d’une part,
la volonté de ne pas déclencher une crise frappant toute l’Union de l’autre.
Autre concours d’association des parlements nationaux au processus décisionnel
communautaire, la reconnaissance de la COSAC (Conférence des organes spécialisés
dans les affaires communautaires, dont la première se tint à Rome en 1990) par
le Traité d’Amsterdam, qui reconnaît à cette réunion de parlementaires nationaux
le droit de se saisir de toute question législative de l’Union pour émettre des
avis consultatifs à la Commission. Si cet effort apparaît minime, certains
voient dans la COSAC l’embryon d’une deuxième chambre du Parlement Européen,
celle des Etats, qui s’assumerait en tant que telle et réduirait peut-être le
sentiment de déficit démocratique chez les citoyens.
Notons qu’en l’état actuel des choses, rien ne permet de
dire si ce déficit peut un jour être comblé. Il convient seulement de faire le
lien entre ce déficit et le déclin du rôle des parlements au profit des
exécutifs.
2. le souci d’efficacité qui sous-tend ce déficit
Il est hors de propos ici de juger du caractère fondé ou
non de ce sentiment d’un déficit démocratique dans le fonctionnement de l’Union.
On pourra cependant préciser que l’actuel système institutionnel fut élaboré
dans le souci de concilier efficacité et respect de la souveraineté des Etats
membres. En effet, si l’on part du principe que chacun d’entre eux doit garder
un certain contrôle sur la mise en oeuvre des compétences par lui déléguées à
l’Union (notamment par le principe du vote à l’unanimité, encore utilisé pour
les questions les plus cruciales), la prépondérance des exécutifs se justifie
dans une logique de rendement. On imagine le caractère ingérable d’une assemblée
de représentants des Etats membres devant statuer à l’unanimité sur des sujets
sensibles...
Les parlements nationaux sont donc écartés en amont
(contrôle peu efficace sur les gouvernements) comme en aval (rôle consultatif
marginal) du processus de décision de l’Union Européenne. Leur déclin au profit
des exécutifs se répercute donc à l’échelle supranationale.
On l’a vu, le déclin des parlements au profit des
exécutifs est sous-tendu par l’exigence d’efficacité, centrale dans les Etats
modernes. En effet, leur action sur la société s’est largement complexifiée au
cours du vingtième siècle, révélant ainsi les limites de la prééminence d’un
parlement parfois déchiré par des luttes partisanes intestines. D’aucuns
déplorent cette évolution, car la marginalisation du parlement conduit à une
gestion plus technocratique des affaires publiques, ce qui pose le problème du
déclin démocratique, tant au niveau national qu’à l’échelle européenne. Il faut
cependant se garder de tirer trop hâtivement des conclusions alarmistes : quel
que soit le degré de domestication du parlement, celui-ci conserve toujours sa
prérogative fondamentale : pouvoir faire tomber tout gouvernement qui
contreviendrait aux principes pour lesquels les citoyens l’ont élu.