Mancur Olson - La logique de l'action collective
The Logic of Collective Action
(Public Goods and The Theory of Goods), Harvard University Press, 1966
L’idée d’un « paradoxe de l’action collective », de l’existence de
propriétés particulières à l’action d’un groupe n’est pas neuve : elle est déjà
présente dans des œuvres telles que le Contrat social, de Rousseau,
Léviathan, de Hobbes, et est sous-jacente au concept de « main invisible »
développé par Smith, par exemple. Pour Mancur Olson, ce « paradoxe » n’en est
pas un : le fait que l’action d’un groupe considéré comme une entité soit
contradictoire avec l’intérêt commun des membres qui le composent, ne s’explique
pas autrement que par la rationalité de l’individu. Dans La Logique de
l’action collective, Olson développe donc une théorie fondée sur la logique
rationnelle, à la lumière de laquelle il se propose, d’une part d’analyser un
certain nombre de faits sociopolitiques, tels que le syndicalisme ou l’Etat, et
d’autre part, de reconsidérer un certain nombre de théories « traditionnelles »
relatives aux groupes.
Nous conserverons donc la structure de l’ouvrage, implicitement articulé en deux
grandes parties : après avoir présenté la thèse de l’auteur dans ses différents
aspects (la logique du passager clandestin et ses limites), nous nous
intéresserons aux applications variées qu’en propose l’auteur.
I. Une nouvelle théorie des groupes
A.
La logique du passager clandestin
1.
Paradoxe de l’action collective et rationalité
Le problème fondamental qui constitue le point de départ de l’analyse d’Olson
est l’amalgame courant qui est fait entre rationalité individuelle et
rationalité collective. En tant qu’économiste convaincu de la pertinence
épistémologique du concept d’homo oeconomicus, l’auteur, qui adopte un
point de vue nettement utilitariste, est attaché à la notion de rationalité de
l’individu, qui n’agit qu’en fonction d’une comparaison coûts/avantages. Bien
qu’il n’en ignore pas les limites, l’auteur dit tenir là un outil efficace,
qu’il utilise néanmoins de façon distanciée, dans la mesure où il se limite à
supposer que l’individu recherche essentiellement à servir ses intérêts, quels
qu’ils soient, n’écartant toutefois pas la possibilité qu’il puisse agir parfois
en vertu de motivations irrationnelles.
Contrairement à l’idée communément répandue en sociologie, il est erroné
de parler d’une rationalité de groupe, et ceci est le fondement de la thèse que
défend Olson. Si la différence entre les rationalités individuelle et collective
n’était qu’une question de degré, le sociologue pourrait se contenter
d’identifier les groupes en présence, leurs divergences, leur degré de
conscience, leurs stratégies, et « la pièce [pourrait] commencer », comme
l’écrit R. Boudon dans la préface. Pour Olson, cette conception de la réalité
sociale, qui n’est certes pas sans avantages, est trop facile. La communauté
d’intérêt, même lorsqu’elle est évidente pour tous ses membres, ne suffit pas à
provoquer l’action commune : la logique collective n’est pas logique de l’action
individuelle.
La thèse d’Olson est donc la suivante : un groupe organisé
d’individus rationnels ayant tous un intérêt commun, étant tous conscients de
cet intérêt, et pouvant chacun contribuer à la réalisation de cet intérêt, ne va
pas agir dans le sens de cet intérêt commun, dans la plupart des cas. Ce qui
semble paradoxal ne l’est que pour les tenants d’une rationalité de
groupe comparable à une rationalité individuelle : le groupe, en tant
qu’ « identité transcendante » n’agit pas dans son intérêt. L’agrégation des
intérêts individuels ne conduit pas à l’action collective. Olson n’y voit rien
que de très rationnel : cette inaction du groupe est le fait d’individus
poursuivant chacun leur intérêt personnel.
2.
Première approche logique : le modèle du marché concurrentiel
Pour expliquer ce phénomène, Olson s’appuie tout d’abord sur un problème
d’ordre économique : le comportement d’une entreprise au sein du groupe
constitué par elle-même et ses concurrentes ; problème qui permet de mettre en
évidence les aspects intéressants des comportements des individus au sein d’un
groupe. L’auteur constate ainsi que dans un secteur économique, les entreprises
ont un intérêt collectif à ce que les prix soient les plus élevés possibles,
dans la mesure où les prix, sur un marché concurrentiel atomistique ne peuvent
être que communs à toutes les entreprises. Or aucune de ces entreprises ne veut
augmenter individuellement ses prix, puisqu’elles savent toutes que, d’une part,
sa propre action n’aurait pas d’incidence sur la totalité du marché, et que,
d’autre part, elles vendraient moins si elles étaient les seules à augmenter
leurs prix. De fait, il n’y a pas d’action collective.
De cette inaction, il résulte que les profits globaux de la branche sont
inférieurs à ce qu’ils seraient si chacune des entreprises avait décidé
d’augmenter ses prix. On envisage alors une intervention extérieure : l’Etat
pourrait garantir un soutien des prix, par exemple. Un nouveau problème se
pose : comment faire pour obtenir du gouvernement qu’il aide ainsi les
entreprises ? On suppose que la plupart des entreprises désirent un plan de
subvention. Elles doivent constituer alors un groupe de pression, et devenir un
mouvement actif. Mais cela implique des coût divers : organisation d’une
campagne, recours aux services de spécialistes de relations publiques,
publicité, réunions. Pour chaque entreprise, s’impliquer dans la lutte comporte
des coûts en termes d’argent et de temps.
De même qu’il n’est pas raisonnable pour un producteur particulier de
diminuer sa production pour obtenir un prix plus élevé, il ne l’est pas plus de
sacrifier son temps et son argent pour soutenir une organisation de pression
afin d’obtenir une aide gouvernementale. En aucun cas, l’entreprise n’a intérêt
à assumer les coûts toute seule, elle a plutôt intérêt à ce que ce soient ses
concurrentes qui supportent ces coûts : n’ayant aucune garantie quant à
l’implication de ses rivales, elle n’agit pas.
3.
Généralisation : les notions de « groupe » et de « bien public »
Ces comportements sont similaires, selon Olson, à ceux de tout individu,
rationnel, au sein de la plupart des groupes, dans la mesure où, nous l’avons
dit, le modèle social correspond au modèle néoclassique du marché et des agents
rationnels. Tout d’abord, il convient ici de préciser la notion de « groupe »
employée par l’auteur.
Selon la définition la plus courante, un groupe se définit
fondamentalement par l’objectif qu’il défend, à savoir les intérêts de ses
membres. Ainsi, selon Bentley : « sans intérêt, point de groupe », et
Selon MacIver, « toute organisation présuppose un intérêt que partagent tous
ses membres ». Ce sont les exemples des syndicats ouvriers et de leurs
revendications salariales, de l’Etat et de sa défense des intérêts des citoyens.
L’individu adhère ainsi à un groupe pour tirer profit de l’association.
Si des intérêts purement personnels peuvent être satisfaits, et avec plus
d’efficacité, par une action individuelle, ces organisations ont donc une
fonction à remplir quand des intérêts communs sont en jeu. C’est d’ailleurs leur
fonction première, même si elles peuvent accessoirement servir des intérêts
individuels, qui varient pour chacun des membres.
Un groupe a pour objectif l’obtention d’un bien collectif par la
mobilisation collective, l’organisation : on entend par là qu’il vise à obtenir
de toute autorité détentrice de tels biens (l’Etat, notamment), l’octroi de
celui qui correspond à l’intérêt de tous les membres du groupe.
Comme les prix les plus élevés sur un marché concurrentiel, les
services d’un Etat doivent être disponibles pour tous quand ils le sont pour
un : c’est le cas de la justice, ou de la défense. Ces avantages fournis par l’Etat
sont généralement désignés sous le nom de « biens publics ». Olson appelle donc
« bien commun », « collectif » ou « public », tout bien, qui consommé par Xi
dans un groupe {X1,…Xn}, ne peut pas être refusé aux autres personnes du groupe
(l’éclairage public, par exemple). Ceux qui n’achètent aucun bien public ou
collectif ne peuvent être exclus du partage, alors qu’ils pourraient l’être du
bien non collectif, quand bien même n’auraient-ils pas participé à l’effort
collectif.
Ainsi, pour un tel individu, comme pour une entreprise sur un marché
concurrentiel, les efforts individuels n’auront pas d’effet notable sur la
situation globale du groupe et ils pourront profiter de toute amélioration
apportée par les autres, qu’ils aient ou non participé à l’effort collectif. Il
n’est donc pas rationnel pour lui de supporter des coûts, qui sont certains,
destinés à la réalisation d’un objectif collectif ; réalisation des plus
incertaines.
L’individu décrit par Olson, qui se soustrait aux coûts du militantisme
(argent et temps, comme pour les entreprises), mais qui profite de ses gains,
est l’illustration type du concept de « passager clandestin » (free rider).
Les exemples en sont nombreux, de l’employé non syndiqué qui profite des
augmentations de salaire obtenues par le syndicat, au contribuable qui envoie
ses enfants à l’école publique mais qui ne déclare pas tous ses revenus
imposables.
Si le concept du passager clandestin permet d’expliquer le faible taux
de syndicalisation dans les entreprises, par exemple, il se heurte néanmoins au
constat simple de son existence, malgré tout. Comment expliquer les adhésions,
aussi peu nombreuses soient-elles ? Les faits démontrent que certains groupes
parviennent plus ou moins à atteindre leur objectif : quels sont les facteurs
qui expliquent ces destins variables ? En réalité, la logique, rationnelle, du
passager clandestin, peut être contrecarrée par différents facteurs : il faut
prendre en compte les moyens et la taille du groupe, paramètres déterminants
pour son efficacité.
B. L’action collective efficace
1.
Les moyens du groupe face au passager clandestin : l’adhésion obligatoire et les
incitations sélectives
On peut s’intéresser d’abord à l’exemple donné par Olson relatif à la
relation entre les citoyens et l’Etat. La plupart des gouvernements sont
profitables pour les citoyens dans la mesure où ils leur assurent notamment un
ordre qui sert leurs activités économiques. Cependant, malgré ces moyens, aucun
Etat n’a pu subsister par contributions librement consenties. Il a toujours dû
recourir à des impôts, contributions obligatoires par définition. Si l’Etat ne
peut assurer ses activités les plus élémentaires sans avoir recours à la
contrainte, il apparaît clairement que les grandes organisations privées auront
aussi des difficultés à obtenir que les individus dont elles sont censées
défendre les intérêts les financent spontanément, ne possédant pas, en plus, les
ressources affectives d’un Etat (notion de patriotisme, pour Olson). Nous
mettons là en évidence une condition essentielle pour l’efficacité d’un groupe :
sa capacité à obliger (de façon plus ou moins explicite) ses membres à l’effort
collectif.
La première façon de faire participer les membres d’un groupe est de les
y contraindre. L’Etat, « monopole de la contrainte légitime », possède cette
force de coercition : il institue un impôt qui constitue une obligation pour le
contribuable. On peut évoquer également le cas, plus implicite, des
closed-shop : la syndicalisation y est obligatoire pour qui prétend y
travailler. On note que la force contraignante de l’adhésion au groupe syndical
est issue, précisément, dans la plupart des cas, d’une législation : elle est
donc garantie par les moyens coercitifs de l’Etat.
Les organisations qui n’ont pas ces moyens doivent fournir à leurs
membres actifs des avantages individuels, en plus des biens collectifs qu’elles
défendent. Le membre d’un groupe a donc un intérêt à participer de façon
effective à l’action : son effort est sensiblement et directement récompensé.
Ces avantages sont appelés « incitations sélectives » (selective incentives).
Elles peuvent être négatives (pénalisant ceux qui refusent de participer aux
coûts de l’action collective), ou positives (récompensant ceux qui agissent dans
l’intérêt du groupe). Un parti politique, par exemple, ne fournit pas que des
biens collectifs (luttant pour l’intérêt général) mais également individuels :
positions de responsabilité, positions électives, biens qui sont insuffisants
pour le nombre d’électeurs potentiels, d’où le faible taux d’adhésion aux
partis.
Il faut ajouter qu’un individu peut agir aussi en vertu d’ambitions
sociales, et non pas uniquement économiques. L’existence de tels facteurs
sociaux ne contredit pas l’analyse d’Olson, la renforçant plutôt car pour
l’auteur, l’estime, par exemple, est un bien individuel non collectif.
Ces facteurs permettent à Olson d’expliquer l’efficacité de certains
groupes, qui parviennent à se mettre en mouvement, malgré les éventuels
passagers clandestins en leur sein. Mais surtout, Olson insiste sur les
différences de taille entre les groupes, qui sont également des différences de
nature.
2.
L’efficacité « naturelle » des petits groupes
Les « petits groupes » (« groupes privilégiés »), sont à bien des
égards plus favorisés en termes d’efficacité.
Tout d’abord, il semble que la plupart d’entre eux puissent se procurer
les biens collectifs sans avoir recours à des méthodes de coercition ou à
quelque encouragement étranger au bien lui-même, comme ceux que nous venons
d’évoquer. En effet, dans un tel groupe, un membre peut juger que son gain
personnel excède le coût total d’un montant donné de ce bien. Il est donc prêt,
pour l’obtenir, à supporter tout seul le coût total. On peut donc penser qu’on
obtiendra bien le bien collectif, quand le bénéfice individuel est supérieur au
coût total ; et ce, du fait d’une action égoïste et volontaire.
Cependant, il existe de nombreux exemples de groupes dans lesquels on
doit prendre en compte les réactions des autres membres avant de décider de sa
propre ligne de conduite. C’est notamment le cas des groupes assez grands pour
que l’individu trouve profit à acquérir certains biens collectifs lui-même, mais
suffisamment petits pour que la participation ou non de chacun ait des
répercussions sur la prospérité globale du groupe (« groupes intermédiaires »).
Si dans un tel groupe quelqu’un cesse de contribuer à l’effort, il en résulte
une élévation des coûts significative pour les autres, qui peuvent arrêter de
contribuer elles-mêmes : c’est la fin de l’obtention du bien collectif. Mais
l’individu est également capable de prévoir ce qui se passe s’il arrête de
payer, et peut donc décider de continuer à le faire pour garder la jouissance du
bien collectif. Mais le résultat quant à la réalisation de l’objectif est
incertain (Cf. théorie des jeux).
Autre problème, la règle veut que l’on obtienne pas l’objectif optimal,
à moins de mesures coercitives. En effet, puisque l’individu supporte seul le
coût, il cessera son investissement avant que le montant optimal pour tout le
groupe ait été atteint. Ainsi, plus le groupe est grand, plus la situation est
sous optimale. Se pose alors le problème de la meilleure répartition possible
d’un bien obtenu en quantité sous optimale.
De manière générale, malgré ces réserves, l’efficacité supérieure des
petits groupes est confirmée par la théorie comme par l’expérience. C’est le cas
d’une réunion lors de laquelle les participants sont trop nombreux pour prendre
des décisions efficaces, par exemple. Le participant sait qu’il n’a pas
d’influence sur le débat et en subira les conclusions quelle que soit sa
participation : il n’est pas incité à étudier les questions et est pressé de
partir. D’où une organisation fréquente en petits groupes de représentants. Des
recherches intéressantes vont dans le même sens, notamment les travaux
empiriques de John James : dans un échantillon d’institutions publiques et
privées, les groupes « agissants » sont plus petits que les groupes « non
agissants ». Aux premiers appartient le pouvoir d’action, aux seconds, le
pouvoir de consultation. Les petits groupes semblent pouvoir agir avec plus de
décision et mieux utiliser leurs ressources.
Enfin il faut noter qu’en général les motifs sociaux ne sont opérants
que dans des groupes de faible dimension, quand les membres ont des contacts
directs entre eux. Les rapports d’amitié constituent ainsi des véritables
motivations, et le travail de chacun est constaté par tous : il est difficile de
ne rien faire sans s’exposer à la réprobation morale, et il est gratifiant de
voir son travail reconnu.
3.
L’apathie des groupes latents
Le concept du passager clandestin est donc beaucoup plus pertinent dans
des groupes de taille supérieure, telle qu’aucun des membres n’ait assez de
poids pour influencer de façon significative le cours des événements au sein du
groupe (Cf. concurrence atomistique). C’est donc surtout dans ce cadre que sont
employés les moyens évoqués plus haut (I.B.1) pour rendre le groupe efficace.
Le premier problème est celui des coûts d’organisation : pour des
groupes plus vastes, elle est nécessaire. Il ne s’agit pas de structurer le
groupe entier, mais seulement de la partie qui est nécessaire pour être assez
efficace pour obtenir le bien. Ces coûts d’organisation sont fonction croissante
du nombre d’individus. Par ailleurs il existe une quantité minimale de coûts
d’organisation, en dessous de laquelle la coordination n’est pas du tout
suffisante. Donc les coûts initiaux sont considérables : le coût des premières
unités du bien est élevé. De ce point de vue, la contrainte paraît nécessaire
pour motiver l’effort.
De manière générale, il existe différents facteurs, qui interdisent aux
groupes les plus grands de servir leurs propres intérêts : d’une part, plus le
groupe est grand, plus le bénéfice de chaque personne qui participe est petit,
moins la récompense est adéquate à l’activité déployée en faveur de la
collectivité, et plus la récompense est sous optimale. D’autre part, plus le
groupe est grand, moins il est donc vraisemblable qu’un petit nombre de
représentants gagnent assez pour supporter les charges. En d’autres termes,
moindres sont les possibilités d’organisation oligopolistique.
Donc plus le groupe est grand, plus grandes sont les difficultés de se
procurer le bien en quantité optimale, sans recours à la coercition ou aux
incitations extérieures. Olson parle ainsi de groupe « latent », en faisant
référence à son potentiel d’action. Il choisit d’ailleurs l’exemple des
associations de consommateurs, groupe potentiel immense, mais qui ne proposent
aucun avantage individuel capable de motiver l’action. Dans les groupes,
l’individu n’a aucune raison de contribuer à l’effort collectif, pour les
diverses raisons que nous avons présentées. Le groupe est virtuellement présent,
dans la mesure où l’intérêt qu’il devrait défendre existe bel et bien chez ses
membres. Quand le groupe, sous l’effet d’incitations individuelles, se met en
mouvement, Olson parle donc de « groupe latent mobilisé ».
Ainsi, contrairement aux tenants de la théorie traditionnelle des
groupes, qui supposent la participation naturelle, spontanée et universelle des
individus à l’action des aux associations, Olson met en évidence leur "froide"
rationalité: l'action de groupe ne peut être effective et efficace que si ses
membres sont sous la contrainte ou si on leur propose des incitations positives.
A l’aide d’un modèle logique simple reposant sur le postulat de la
rationalité de l’individu, et à l’appui de constatations empiriques variées,
Olson a forgé une grille d’analyse qu’il applique à un certain nombre de
théories « traditionnelles », un certain nombre de phénomènes sociopolitiques et
les théories classiques dont elles ont fait l’objet, pour en démontrer les
incohérences et les insuffisances.
II. Application du modèle logique : un éclairage
nouveau sur certains phénomènes et théories sociopolitiques
A. Des exemples de groupes latents: les questions
du syndicalisme, de l’Etat et des classes
1. Le
syndicat, grand groupe latent mobilisé
Olson veut mettre en évidence le fait que les syndicats constituent des
groupes latents qui s’appuient, pour assurer leurs mobilisation et pérennité,
sur un système de coercition : leur action a autant pour objectif d’obtenir des
moyens leur permettant d’assurer l’adhésion obligatoire, que de défendre
véritablement les intérêts des syndiqués.
Le mouvement syndical a longtemps été le fait de petites associations
aux intérêts locaux et indépendants, au sein de petites entreprises. L’émergence
de grands syndicats nationaux aux Etats-Unis est récente (en 1966), et a
rencontré des difficultés à supplanter les petites formations. Conformément à la
théorie d’Olson, on peut expliquer ce phénomène par la plus grande aptitude des
petits groupes à se procurer des biens collectifs. Par ailleurs, il ne faut pas
négliger l’aspect social, avec l’octroi de biens individuels de loisir et la
capacité d’intégration sociale de petits groupes plus familiaux.
Cependant pour diverses raisons, ces syndicats ont été amenés à se
fédérer : comment expliquer l’efficacité de ces nouveaux grands groupes
syndicaux ? Pour Olson, c’est tout d’abord le rôle de la contrainte : l’adhésion
obligatoire, qui a prévalu dès la naissance du syndicalisme. C’est aussi le rôle
de la violence : les piquets de grève sont d’un enjeu déterminant dans le
rapport de force entre syndicat, « jaunes », et patronat. Le pouvoir d’un
syndicat, sa capacité plus ou moins importante à obtenir des biens collectifs,
s’y joue.
Mais ces groupes proposent également des avantages non collectifs.
Ainsi, beaucoup de syndicats nationaux tirent leur pouvoir d’un système de
fédération, par l’offre d’avantages collectifs, d’associations locales, qui ont
l’efficacité des petits groupes. Cependant le pouvoir syndical local a perdu de
son influence. Avec le développement de l’Etat providence, ses avantages non
collectifs deviennent moins intéressants ; aujourd’hui, c’est plutôt l’adhésion
obligatoire qui explique la puissance des syndicats.
Olson essaie de démontrer que, contrairement à une idée très répandue,
le monopole syndical de l’emploi (son contrôle des licenciements et des
embauches) ne peut s’expliquer par la peur du chômage chez les travailleurs. On
peut répondre à cela, par exemple, que le syndicalisme s’est développé pendant
des périodes de grande prospérité économique, à des moments où le chômage
n’était pas une préoccupation majeure. En réalité, le syndicalisme doit son
développement à des lois qui ont favorisé son pouvoir au sein de l’entreprise,
lui permettant de contrôler l’accès à l’emploi pour les non syndiqués,
renforçant sa capacité de coercition. Le contrôle de l’emploi des syndicats
vient en définitive de leur désir de survivre plutôt que du pessimisme des
travailleurs face au problème de l’embauche. C’est le syndicat en tant
qu’organisation, et non le travailleur, qui a besoin du contrôle de l’emploi. Il
s’agit bien d’un groupe latent mobilisé au moyen de la coercition et d’avantages
non collectifs.
2. L’Etat et
les libertés
Les théories développées par Olson lui permettent par ailleurs de
discuter le rôle de l’Etat dans l’économie libérale.
Pour beaucoup (partisans du « laissez faire », par exemple), le
socialisme et les activités de l’Etat restreignent la liberté économique. Olson
met alors en évidence l’utilité du concept de bien collectif, pour savoir
dans quelle mesure l’Etat restreint les libertés des citoyens. Certains biens
sont de nature telle que si un l’obtient, tous l’obtiennent, ils ne sont donc
pas adaptés à la mécanique du marché, selon laquelle chacun doit payer sa part.
De ce point de vue, un certain nombre de services gouvernementaux restreignent
la liberté économique, en remplaçant les décisions individuelles libres par des
décisions collectives arrachées par la force.
Cependant, si le gouvernement décide de monter une entreprise publique
pour fabriquer un produit, il n’est pas certain que cela se traduise par une
atteinte à liberté économique. Les consommateurs ne sont pas moins libres quand
ils achètent dans le secteur public que dans le secteur privé. Donc quand le
gouvernement fournit des biens et services collectifs, il restreint la liberté
économique, mais quand il produit des biens non collectifs, il n’y touche pas.
Ce sont donc les activités traditionnelles de l’Etat qui restreignent le plus la
liberté économique, puisqu’il faut les financer par les impôts, qui sont des
atteintes à la liberté de dépenser.
De ce point de vue, les conservateurs, qui réclament plus de défense de
la part de l’Etat, restreignent donc la liberté économique aussi bien que les
socialistes.
Olson veut démontrer que c’est la fourniture de biens collectifs et non
la nature privée ou publique des institutions dispensatrices de tels biens qui
détermine l’atteinte à la liberté économique. Un syndicat, dont le but est de
fournir un bien collectif, est coercitif, lorsqu’il survit. La question de l’Etat
face aux libertés des citoyens doit s’appuyer dans tous les cas sur la
distinction entre biens publics et biens non publics.
3.
Une critique de la théorie marxiste des classes
Olson emploie par ailleurs le concept de groupe latent pour
remettre en cause la théorie marxiste de l’Etat. Selon Marx, l’Etat est
l’instrument de domination d’une classe par l’autre. Au stade capitaliste de
l’Histoire, l’Etat est le « Comité exécutif de la bourgeoisie ». L’histoire
sociale est celle de la lutte des classes, groupes organisés d’intérêts humains,
qui sont définis en fonction de leur relation avec la propriété des moyens de
production, qui déterminent des intérêts communs au sein des classes.
Les hommes, comme les classes, sont fondamentalement égoïstes. Seul le
communisme permet des comportements altruistes. Mais les faits démontrent que
les conflits de classe ne sont pas universels : on peut en conclure que
finalement, l’individu se soucie peu de ses intérêts de classe. La rationalité
de l’individu marxiste est irréaliste, pour la plupart de ses détracteurs.
En réalité, cette absence de conflits de classes est précisément due à
comportement rationnel. Le bourgeois rationnel ne se mobilise pas pour obtenir
des biens de la part de l’Etat : celui-ci le soutient de toute façon et ce n’est
pas son action individuelle qui pèsera de façon décisive sur le cours des
choses. Donc le bourgeois ignore ses intérêts de classe et agit dans son intérêt
personnel. Le prolétaire est aussi rationnel : comme le bourgeois, il profite
du des obtentions du mouvement, qu’il y participe ou non. Ainsi on peut dire
que l’action de classe marxiste a tous les caractères du grand groupe latent.
La théorie marxiste pose problème si elle se fonde sur la poursuite
rationnelle du bénéfice individuel : l’absence de révolution, selon Olson,
prouve qu’il n’y a pas, au niveau individuel, d’incitation économique à la lutte
de classes. La théorie de Marx n’est pas incohérente du fait de l’irrationalité
des acteurs, mais plutôt du fait de leur rationalité. Ce n’est pas, comme le
prétend Marx, en raison de leur rationalité que les individus agissent (agiront)
pour leur classe, mais c’est au contraire en raison de leur rationalité qu’ils
n’agissent pas. Le marxisme, fondé sur un comportement rationnel et utilitaire,
apparaît, de fait, inconsistant. L’explication par l’irrationalité des agents,
par des facteurs émotionnels, semble ainsi plus cohérente pour rendre compte des
« actions de classe » effectivement constatées.
B. L’apport d’Olson au débat sur les groupes de
pression
1. La
théorie pluraliste : groupes de pression et équilibre démocratique
Olson appelle les « partisans » des groupes de pression « pluralistes
analytiques », désignant en réalité, de façon générale, les défenseurs de la
théorie du pluralisme ; des politologues modernes, tels Bentley, Latham et
Truman, ou encore les « corporatistes ». Afin de simplifier notre exposé, nous
présentons ici une théorie « commune », synthèse de leurs arguments.
Pour eux, ces groupes remplissent une fonction bénéfique, car leurs
influences, en se contrebalançant, mènent à un juste équilibre social. En
France, cette conception a notamment été soutenue par les défenseurs de l’ « Etat
corporatiste », c'est-à-dire d’un gouvernement élu selon un scrutin fondé sur
les catégories socioprofessionnelles plutôt que sur des circonscriptions (point
de vue défendu notamment par l’économiste John R. Commons). Le corps législatif
en serait ainsi plus représentatif de la société et plus bénéfique à la
politique économique. Cette pensée s’est exprimée et réalisée, dans une certaine
mesure, dans la France de Pétain et l’Italie de Mussolini.
Les groupes de pression constituent donc un bon moyen pour assurer un
ordre économique plus juste : les conflits entre groupes seraient un moteur de
réformes et de progrès, que l’Etat doit préserver en garantissant la liberté de
former des groupes.
De façon rapide, il n’existe pas d’intérêts individuels (du moins
sont-ils secondaires par rapport à ceux des groupes), chaque groupe a ses
intérêts propres, qui se traduisent forcément par une action de groupe. Il
n’existe pas d’action qui englobe tous les individus, par conséquent, le
gouvernement agit selon les pressions des groupes.
Pour Bentley, défenseur de cette position, l’équilibre final est
toujours raisonnable et juste : la société connaît là l’ordre le plus
démocratique que l’on puisse concevoir. En effet, le pouvoir d’influence d’un
groupe étant proportionnel à sa taille (le poids de l’action collective
dépendant du nombre d’individus oeuvrant dans son sens), l’intérêt le plus fort
et donc le plus largement représentatif de la société (rassemblant le plus de
citoyens), est celui qui pèse le plus sur les décisions prises par le
gouvernement. La loi de la majorité trouve son application la plus fidèle et
donc la plus juste.
Pour Truman, les pressions d’un groupe organisé et efficace se
manifestent quand le besoin s’en fait sentir : un groupe répond à une lacune.
Les souffrances sociales aboutissent forcément à une organisation : les
individus défavorisés qui ont besoin de s’organiser pour réaliser leur intérêt y
parviennent nécessairement, notamment dans le domaine économique.
2. La
critique de la théorie pluraliste : les concepts d’Olson appliqués aux groupes
de pression
Cependant Olson estime que cette théorie est discutable : présentons ici
les principaux arguments proposés par l’auteur. Tout d’abord, on a supposé que
les groupes agissaient pour défendre leurs intérêts de groupe, et les individus
pour défendre des avantages économiques personnels. Or dans un grand groupe, si
les individus recherchent effectivement leur bien-être, ils ne sont pas pour
autant prêts à se sacrifier pour permettre au collectif d’atteindre son objectif
politique ou économique. De ce point de vue, le groupe de pression, au-delà
d’une certaine dimension, est un groupe latent : les pluralistes analytiques ont
fondé leur théorie sur un illogisme, en supposant qu’un individu rationnel avait
un motif pour se mobiliser dès lors que son groupe avait un motif pour
s’organiser. Cela les conduit d’ailleurs à négliger les différences en termes de
degré d’organisation entre les groupes : le groupe potentiel leur semble aussi
efficace que le groupe organisé.
Deuxièmement, dans la mesure où nous avons établi que les plus petits
groupes étaient souvent les plus efficaces (I.B.2), on peut s’attendre à ce que
leurs intérêts prévalent sur ceux des grands groupes. La réalisation des
objectifs est donc inversement liée à la taille du groupe, donc à sa
représentativité. Il est difficile de soutenir dès lors l’idée d’un équilibre
démocratique garanti par le jeu des influences contradictoires, dans la mesure
où c’est la loi de la minorité qui semble garantie.
Troisièmement, les pluralistes analytiques n’expliquent jamais comment
les torts causés à un groupe d’individu pousseront ces derniers à sacrifier
leurs avantages individuels pour défendre l’objectif commun : l’idée d’une
nécessité qui préside à l’organisation est contestable.
Enfin, cette théorie peut être réfutée de la même façon que la théorie
anarchiste, « aujourd’hui universellement tenue pour une extravagante et
délirante fantaisie ». Pour les anarchistes, l’Etat oppresseur, une fois
renversé, laissera spontanément place à des unités « volontaires et
naturelles », ce qui est donc très similaires à l’idée d’émergence de groupes
privés pour répondre à leurs intérêts sans recours aux mesures coercitives de l’Etat,
défendues par les pluralistes. Dans les deux cas, le motif du groupe (latent) ne
suffit pas à motiver l’individu à participer à l’effort collectif.
En réalité, pour Olson, les lobbies sont efficaces quand ils poursuivent
en même temps des objectifs radicalement différents. Leur puissance économique
n’est que le « sous-produit » d’une autre fonction, source véritable de leur
force et de leur cohésion (monopole de l’emploi pour un syndicat, par exemple).
Ce sont des organisations capables de motiver le groupe latent par des
motivations sélectives : elles ont donc l’autorité et la capacité de l’exercer,
et elles ont des ressources en motivations positives à offrir. Un lobby
juxtapose donc une fonction économique ou sociale à la fonction propre de lobby.
La théorie du « sous-produit » n’est applicable qu’à des groupes d’une certaine
dimension : nous avons vu que les petits groupes fonctionnent par eux-mêmes. De
fait, la théorie des lobbies d’Olson ne concerne que les grands groupes latents.
3.
Etude particulière de quelques exemples de groupes de pression
Outre les syndicats, Olson présente les associations professionnelles,
qui elles aussi tendent vers l'adhésion obligatoire: on parle d'un retour aux
"guildes" (corporations du Moyen Age). Le barreau en est une bonne illustration:
une décision législative oblige tout avocat à être membre du barreau local.
Olson présente notamment l'exemple de la puissante Association médicale
américaine (AMA). Si celle-ci est dotée de vrais pouvoirs coercitifs sanctions
économiques contre ses "opposants"), elle propose par ailleurs a ses membres des
avantages non collectifs, dont un médecin peut difficilement se passer: défense
des erreurs professionnelles, publications de journaux médicaux. A la différence
des politiques publiques médicales, celles-ci peuvent être soustraites aux non
adhérents. La puissance de l'AMA est donc un dosage de coercition implicite et
d'incitations positives, et n'existerait pas si elle se contentait d'un rôle de
lobbying: son pouvoir politique est le sous-produit de ses autres activités.
Olson propose ensuite l’exemple des lobbies d’entrepreneurs, qui sont
extrêmement nombreux. Cela pose un problème d’ordre démocratique : une minorité
restreinte possède une puissance considérable. Olson se dit peu convaincu par
les arguments relatifs à une mystique (et idéologique) « puissance de
l’argent », pour expliquer l’investissement massif des entrepreneurs dans les
lobbies.
Cette puissance remarquable du monde des affaires s’explique surtout par
le fait qu’il constitue un milieu divisé en séries d’industries souvent
oligopolistiques. Dans chacune d’entre elles on est dans le cas d’un « petit
groupe privilégié ». Olson introduit alors le concept d’ « intérêt spécial » :
dans la pratique, on remarque souvent que ce sont des intérêts spécifiques qui
triomphent d’intérêts plus généraux. Les pouvoirs des entrepreneurs s’exercent
surtout sur des questions très précises, dans la mesure où elles ne sont pas
capables de s’organiser de façon globale dans toute l’industrie : elles n’ont
pas d’influence globale. La communauté industrielle dans son ensemble est plutôt
inefficace : ses gains sont en général des mesures ponctuelles, mais elle
éprouve des difficultés à faire entendre sa voix face aux législations sociales
plus générales.
Enfin, très rapidement, on peut évoquer l'exemple du Bureau agricole et
de l'Union agricole aux Etats-Unis, intéressants dans la mesure où ils ont dû
leur développement à l'injection de fonds gouvernementaux, qui leur ont permis
d'offrir à leurs membres des avantages non collectifs. C'est l'Etat qui a promu
ces groupes de pression.
CONCLUSION
Pour conclure, il faut insister sur l'existence, en réalité, d'une
majorité de groupes latents, ceux qu'Olson appelle les « oubliés », « ceux
qui subissent en silence », car dans la plupart des cas, les mesures
coercitives et les incitations sélectives sont difficilement dispensables par
les grands groupes. Il apparaît que pour obtenir un bien collectif, influer sur
les politiques publiques, le groupe doit disposer de ressources (législatives ou
financières) importantes. L'idée d'une « démocratie des groupes de pression »
est, nous l'avons vu plutôt illusoire.
Enfin, nous pouvons revenir sur l’importance fondamentale du présupposé
de rationalité. Ses avantages, en termes de simplification de la démonstration,
sont évidents, mais Olson tient toutefois à rappeler que lorsque le fondement
d’un groupe est non rationnel (action de classe), la psychologie sociale est
plus à même de l’expliquer. Les mouvements de dévotion fanatique à une idéologie
ou à un chef, comme l’histoire en a connu, ne relèvent plus de la théorie d’Olson,
qui sort difficilement du cadre de l’ « individualisme méthodologique ».