Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une Nation ?
Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une Nation ?
« Le morceau de ce volume [ Discours et
conférences, 1887 ] auquel j’attache le plus d’importance, et sur lequel je
me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce
qu’une Nation ? J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin : c’est ma
profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et quand la civilisation
moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation,
nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages
là. Je les crois tout à fait correctes. » - E. Renan, 1887.
Introduction.
Le 11 mars 1882, le professeur
Ernest Renan propose dans une conférence restée célèbre sa définition de la
Nation. Dans une France déchirée par une guerre civile sanglante et l’annexion
en 1871 par la Prusse de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine suite à sa
victoire sur les armées de Napoléon III, la question nationale soulève alors
toutes les passions, notamment dans la sphère intellectuelle. De part et d’autre
du Rhin, chacun s’essaye à penser à sa manière le fait national, cela souvent
dans le but de démontrer le caractère français ou allemand des deux provinces
nouvellement annexées. Le problème que pose Renan est simple : pourquoi les
Nations existent-elles et comment cette existence perdure dans la conscience
des peuples ? Les points de vue diffèrent selon les facteurs que l’on retient. A
travers l’analyse objective du processus historique qui mène à l’Etat-Nation
dans sa forme « moderne », l’auteur met à l’épreuve les facteurs
traditionnellement avancés. Il s’attache ensuite à examiner comment les peuples
doivent vouloir conjuguer la conscience de ce passé complexe et la possibilité
de la projeter dans un futur proche ou lointain.
I- Un processus historique
complexe : l’argumentaire pangermaniste à l’épreuve des faits.
A/ Les arguments et les
faits.
En Allemagne, Herder loue le
repli de l’individu sur la spécificité de sa condition nationale, et Fichte
soutient que l’Allemagne seule a gardé sa pureté linguistique et culturelle, ce
qui justifierait un glissement du nationalisme messianique au pangermanisme.
Renan, pénétré de culture
allemande, dit souffrir énormément lorsqu’il voit « la patrie de Kant, de
Fichte, de Herder, de Goethe (…) suivre les visées d’un patriotisme exclusif… »
Il mettra donc tous ses efforts à répondre aux prétentions historiques des
théories allemandes. Pour lui la nation moderne est avant tout « un résultat
historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens ». Ce long
processus s’amorce lors de la dislocation des Empires romain (Ve siècle) puis
de Charlemagne (IXe siècle), mûrit lentement jusqu’à la Révolution Française et
s’achève définitivement en 1870 avec le rattachement de Rome au reste de
l’Italie. La géographie, les intérêts, la religion, la langue ou la « race »
peuvent-ils à eux seuls avoir la force d’explication que l’on leur accorde
d’habitude ?
- La géographie : les
frontières s’élargissent et se rétrécissent continuellement au cours des
siècles, ce qui vient appuyer l’idée qu’aucune Nation n’a réellement de
« frontières naturelles ». Les obstacles que sont les Alpes n’ont en rien
empêché les barbares de porter un coup fatal à la pax romana. Charlemagne
tentera de reconstruire l’Empire d’Occident mais à la mort de son fils les
signataires du traité de Verdun prennent peu en compte le facteur géographique.
Et la prise en compte de ce seul facteur induirait une « guerre sans fin ».
- Les intérêts : ils
expliquent certes les attitudes des nouveaux conquérants, qui agissent dans les
seuls intérêts de leurs dynasties respectives. Ils règlent les coupures par la
« force » ou le « caprice ». Mais cela n’a pas suffit à créer un sentiment
national du jour au lendemain : encore une fois, une communauté d’intérêts
dénuée de sentiments ne suffit pas : « un zollverein ne fait pas une patrie ».
- La religion : le
christianisme est déclaré religion d’Empire par Hadrien mais les persécutions
qui en suivent seront « faute, crime, absurdité » : en même temps qu’elle est
facteur d’unité, l’effet inverse se produit lorsque ce facteur devient l’arme
absolue d’une unité à marche forcée, cela contre « la conscience de chacun ».
Ainsi, dans l’intérêt de consolider leurs conquêtes, les barbares n’imposent-ils
pas leurs religions, mais adoptent celle du vaincu.
- La langue : elle « invite à
se réunir » mais « n’y force pas », le meilleur contre-exemple étant la Suisse
où l’on parle quatre langues. Historiquement, les peuples n’ont pas toujours
parlé les mêmes langues : c’est l’oubli de leur langue, en plus de leur
religion, qui a fait des peuples germaniques les vecteurs de la fusion des
populations. Ce dernier phénomène va quand à lui à l’encontre de toute théorie
de la Nation fondée sur la race, qui seule explique selon Renan l’importance
politique accordée aux langues.
- La « race » : à la manière
des langues, ce phénomène « se fait et se défait », va historiquement « perdant
de son sens ». Certes les cités antiques sont l’extension de la famille, mais
l’alliance entre Rome et le christianisme porte un coup fatal à la « raison
ethnographique », alors « écartée du gouvernement des choses ». De même que la
Prusse parlait slave avant de parler allemand, les Germains étaient fondus avec
les Slaves dans les Scythes, et donc l’Allemand est tout à la fois Germain,
Celtique, Slave (à l’est de l’Elbe), Gaulois (au Sud) ; l’Anglais est le
« Breton de César », l’ « Anglo-Saxon de Hengist », le « Danois de Knut » et le
« Normand de Guillaume le Conquérant » ; l’Italien, Gaulois, Etrusque, Pélasge,
Grec … ; le Français, Celtique, Ibérique et Germanique …
B/ Une autre philosophie de
l’Histoire.
Les arguments de la langue et
de la « race » sont ceux qui tiennent le plus à cœur les théoriciens allemands.
Renan ne pousse pas sa pensée jusqu’à nier l’existence des « races » (ce qui en
serait la suite logique) – il emploie le terme sans retenue et croyait comme la
majorité de ses contemporains en la supériorité du « blanc » sur le « nègre » ;
cependant il démonte l’ensemble de l’argumentaire pangermaniste en soulignant
que la langue et la « race » évoluent historiquement, et ne peuvent donc en
aucun cas fournir un cadre juridique stable. Il avait d’ailleurs très
ironiquement mais justement souligné dans une lettre à l’Allemand Strauss que
« presque partout où les patriotes fougueux de l’Allemagne réclament un droit
germanique, nous pourrions réclamer un droit celtique antérieur, et, avant la
période celtique, il y avait, dit-on, les Allophyles, les Finnois, les Lapons ;
et avant les Lapons, il y eut les hommes des cavernes, il y eut les
orangs-outans. Avec cette philosophie de l’histoire, il n’y aura de légitime que
le droit des orangs-outans, injustement dépossédés par la perfidie des
civilisés ».
On voit que Renan y oppose une
philosophie de l’Histoire lue sous un angle dynamique, c’est-à-dire où c’est la
prise en compte de diverses données historiques qui seule peut rendre compte
d’une réalité plus complexe que certains l’entendent : certes un espace plus ou
moins délimité et un laps de temps partagés en commun sont nécessaires mais ne
sont rien pris isolément ou sous des formes exclusivement scientifiques, qu’il
s’agisse des domaine de l’ethnographie, de l’anthropologie, de la linguistique
ou même de la géographie. Mais quel facteur permet de faire en sorte que cette
harmonie puisse se produire dans l’imaginaire collectif, que celui-ci ne
privilégie pas un aspect de son passé plutôt qu’un autre ? Ce n’est autre que la
volonté des individus qui partagent ce passé, tournée tout autant vers
l’avenir.
II – La volonté des
individus de partager un passé et un futur communs.
A/ La thèse principale de
la conférence.
« L’homme est tout dans la
formation de cette chose sacrée qu’on appelle le peuple. (…) La Nation est une
« âme, un principe spirituel », dit Renan en reprenant les mots mêmes avec
lesquels Michelet chante la patrie dans Le Peuple en 1848. Cette âme a été bâtie
par des souvenirs communs, elle doit son caractère unifié plus aux souffrances
qu’à la joie, aux deuils qu’aux triomphes. Or, au regard du processus historique
que Renan analyse, certains souvenirs peuvent être des facteurs de désunion plus
que d’union : c’est pour cela que l’amnésie joue un rôle clé dans la conscience
collective, qui doit oublier le caractère violent de sa genèse, et se
concentrer sur son passé reconnu comme héroïque. C’est à cette condition qu’on
est disposé à refaire les sacrifices consentis dans le passé, qui doivent
illustrer un désir de vivre ensemble au quotidien quel qu’en soit le prix. Renan
parle alors de « plébiscite de tous les jours ».
Cette dernière expression
traduit sans ambiguïté le caractère combatif de la conférence, eu égard au
problème de l’Alsace et de la Lorraine. Fustel de Coulanges, dont Renan
s’inspire largement, résumait déjà en 1870 le raisonnement que l’auteur adopte
ici, s’appuyant sur l’idée de « plébiscite »: « la patrie, c’est ce qu’on aime.
Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par
la nationalité et le sentiment de la patrie, elle est française ».
Mais il serait dangereux
d’insister exclusivement sur l’aspect volontariste du plaidoyer, ce qui ferait
de Renan le porte parole des idées de la Révolution Française ; il a lui-même
beaucoup hésité entre la monarchie et la république, à l’égard de laquelle il a
longtemps était autant, voire plus pessimiste que l’était Tocqueville. A
l’inverse, Barrès ne retiendra que l’aspect « passéiste », en s’inspirant de
Renan qui dit lui-même que « le culte des ancêtres est de loin le plus
légitime ».
Chez Renan chacun de ces deux
facteurs a un poids équivalent, et l’équilibre entre le passé et le futur joue
est le reflet de « l’harmonie des contraires » qui lui est si chère. De même que
cette harmonie a permis de louvoyer entre les différents facteurs présidant à la
constitution des Nations modernes, elle permet aux individus de conjuguer le
passé et le présent afin de perpétuer la conscience collective de leur
nationalité : la volonté de vivre ensemble dans l’avenir justifie le nécessaire
oubli des pages négatives du passé, tandis que la mémoire de l’héroïsme vient la
renforcer.
B/ Force et faiblesse de
l’ « harmonie des contraires ».
Cette difficulté de saisir
lequel des deux facteurs a réellement le plus de poids fait à la fois la force
et la faiblesse de ce texte : une force posthume liée à l’originalité de la
pensée de l’auteur, difficilement « étiquetable » et donc intrigant. Il serait
faux de le classer dans l’ « idéologie nationale prédominante » française que
Louis Dumont décrit dans ses Essais sur l’individualisme, d’après les termes
suivants : « côté français, je suis homme par nature et Français par accident »,
là où « côté allemand, (…) je suis essentiellement un Allemand et je suis un
homme grâce à ma qualité d’Allemand ». L’analyse historique de Renan dévoile
certes le caractère accidentel de la nationalité des uns et des autres, mais
l’auteur ne voit pas dans la pleine conscience de cette naissance accidentelle,
« violente » une bonne chose pour le sentiment national, qui a nécessairement un
versant amnésique.
Une faiblesse, car l’harmonie
impossible entre le poids du passé et le futur, entre ce qui est du ressort de
la volonté des individus et ce qui ne l’est pas mais qu’ils doivent malgré eux
assumer, appelle, comme on l’a vu, à oublier certains aspects du passé. Ce qui
peut à terme mettre en péril la longévité de la Nation. Ainsi comme le poursuit
Louis Dumont, si « les Allemands se posaient, et essayaient de s’imposer comme
supérieurs en tant qu’Allemands », les Français, qui « ne postulaient
consciemment que la supériorité de la culture universaliste (…) s’identifiaient
naïvement à elle au point de se prendre pour les instituteurs du genre humain ».
Les Allemands se réclament ouvertement supérieurs ; les Français pensent
incarner à eux seuls la philosophie des Lumières, en oubliant son caractère
essentiellement cosmopolite, qu’affirmaient Montesquieu ou Voltaire. Hugo est
ainsi convaincu que la France, « parce qu’elle manque d’égoïsme », mourra « par
transfiguration » et « deviendra l’Europe ». Ce double visage du nationalisme
français est caractéristique de l’après-Révolution où la France, dès le début
des conquêtes napoléoniennes, tend son miroir aux peuples qu’elle prétend
libérer, qui s’affirment dans le refus d’une loi qui n’est pas le produit de
leur souveraineté. Ne puise-t-il pas ses sources dans l’oubli des principes
fondateurs de la république au profit des passions qu’animent les intérêts d’une
puissance impérialiste ?
Refusant l’ordre restauré de
l’ancien monde qu’incarne le Congrès de Vienne lorsque s’écroule l’Empire
napoléonien et s’achève le « tour de l’Europe » (Lamartine) qu’a fait le drapeau
tricolore, les peuples italien et allemand revendiquent leurs nationalités
respectives en 1848 et sont unis en 1870. Or si côté italien, Garibaldi et les
siens affirment leur nationalité dans le droit fil de l’article 3 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel « le principe de
toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » - bien que par la
suite la stabilité de l’ordre social reposait sur un compromis entre la Nation
et la famille royale de Victor-Emmanuel - la Prusse de Bismarck, marquée par un
darwinisme rampant, identifie la nationalité au droit du sang (aboli il n’y a
que très peu de temps par les sociaux-démocrates allemands). Mais ce darwinisme
que Renan semble combattre avec tant d’acharnement n’est-il pas lui même le
produit d’une logique – pas plus allemande que française- menant à laisser de
côté le bon sens et l’exactitude scientifique pour renforcer dangereusement le
sentiment national ? Cette logique semble être la même à laquelle Renan fait
appel lorsqu’il évoque l’oubli nécessaire de certains aspects du passé …
Conclusion.
La conférence Qu’est-ce qu’une Nation ?, bien
qu’elle ne soit pas exempte de contradictions qui peuvent affaiblir sa portée, a
le mérite de donner une analyse objective et synthétique de l’histoire de la
formation des Nations européennes ; cette histoire fonde la conscience
collective des peuples qui consentent à entretenir leur sentiment national dans
l’avenir. Mais elle souligne aussi le caractère historique de cette forme
d’organisation politique : « les nations ne sont pas quelque chose d’éternel.
Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement,
les remplacera ». Ainsi, les Nations modernes se distinguent les unes des autres
à l’époque de Renan en raison de nécessités historiques, telle la préservation
de la liberté dans une Europe où celle-ci est à un stade plus « avancé » au
Royaume-Uni, ou en France. En plus de bases théoriques indispensables, le texte
nous fournit une démarche pertinente pour analyser le problème de l’identité
collective à l’heure de l’Europe politique.