Peut-on comparer le Front National et la Lega Nord ?
Le Front National du français Jean-Marie Le Pen et la Lega
Nord du lombard Umberto Bossi sont deux partis européens généralement
répertoriés à l’ « extrême-droite » de l’échiquier politique. Ils ont tous les
deux faits leur apparition sur la scène politique nationale dans le courant des
années 1980 et ont connu des succès croissants au cours de la dernière décennie.
Alors qu’en avril 2002, le « front » a participé pour la première fois de son
histoire au second tour d’une élection présidentielle, la « lega » participe
actuellement (et pour la deuxième fois) à la coalition gouvernementale de la
« Casa delle Libertà » menée par le « cavaliere » Silvio Berlusconi aux côtés du
post-fasciste (mais considéré comme moins « extrême » que Bossi) Gianfranco Fini
de l’Alleanza Nazionale. Pour l’ensemble des médias (de « gauche » comme de
« droite ») ces récents évènements s’inscrivaient dans la « vague » d’ « extrême-droite »
ou de « droite extrême » qui s’est manifestée depuis quelque temps pratiquement
à chaque échéance électorale dans l’ensemble des pays de l’Union : si l’on s’est
gardé de mettre l’ensemble de ces ex- « outsiders » politiques sur un plan
strictement identique, les comparaisons ont fusé, néanmoins dans des directions
très différentes selon les analystes. D’où l’intérêt de poser la question de la
légitimité de ce type de comparaison compte tenu des clivages normatifs et
cognitifs qui continuent à caractériser l’espace européen. Cette question de la
pertinence de la comparaison entre le FN et la LN s’articulera donc tout au
long du devoir autour des trois angles proposés par le professeur Philippe Braud
dans son manuel de sociologie politique [Sociologie Politique, L.G.D.J] :
la représentation, le rôle et le fonctionnement (interne et externe) des
partis : les stratégies du FN et de la LN sont-elles les mêmes ou n’est-ce
qu’une ressemblance de façade ?
I - Une analyse tautologique de la réalité sociale prônant
une repli identitaire incarné par des leaders charismatiques …
A/ Une analyse tautologique de la réalité
Naissance des deux partis à la fin des « trente
glorieuses » (FN : 1974, Lega Lombarda : 1984, puis Lega Nord : 1989) :
- Deux fédérations de courants de « droite extrême » ou
d’ « extrême-droite » très différents : anciens Waffen-SS, anciens résistants de
droite nationaliste de sympathie royalistes, et poujadistes (comme Le Pen alors
député) au FN ; catholiques « tradis » dans les deux partis, « post-fascistes »
-lombards- de l’AN ayant du mal à s’implanter (AN dominante au Sud, pas au Nord)
et reconvertis opportunistes de droite à la Lega).
- Un contexte de crise des après-choc pétroliers (et
relances américaines) – stagflation (inflation galopante et chômage de masse) –
et de corruption (à des degrés différents) analysées comme un énième signe de
déclin ayant pour responsables des ennemis,
+ « intérieurs » : parlementaires « tous pourris »
(stigmatisation de Paris et Rome ) pour les deux partis ; « socialocommunistes »
pour le FN (résurgence du thème éternel des « francs-massons » (juifs ?)
réadapté aux « années Mittérand ») ; personnes habitant au Sud du Pô (surtout le
Mezzogiorno) pour la LN ;
+ « extérieurs » : les immigrés en général, naturalisés ou
non, de culture arabe (Maghreb en France) ou musulmane en général (Albanie en
Italie, Afrique Noire dans les deux pays).
D’où un électorat déçu par les partis habituels et leurs
relatifs échecs : les « 14 ans de Mittérand » en France et les diverses
cohabitations, dans les deux pays les communistes dénaturés après 1989, les
« scandales » en France (sang contaminé, faux-attentats « irlandais », Berygovoy,
Mazarine) mais surtout en Italie (« Tangentopoli » : système de corruption
massive – où se mêlaient politiciens, juges, grand capital et mafieux - instauré
par la Démocratie Chrétienne puis peaufiné par le Parti Socialiste Italien – qui
se sont respectivement succédés au pouvoir depuis la fin de la guerre – mis à nu
par l’opération judiciaire « Mani Pulite »).
B/ Prônant un repli identitaire
- Sur le long (élection du chef de l’exécutif) terme :
couper la France de l’Europe d’une part (révision de Maastricht, d’Amsterdam),
couper la « Padanie » de l’Italie d’autre part (créer trois « macro-régions »,
Nord, Centre et Sud). Des deux côtés, « choix » du « modèle chrétien » contre le
« modèle néo-jacobin de la société universelle multiraciale » - d’après les
termes d’un projet de loi sur l’immigration d »posé par Bossi et Berlusconi ;
volontée affichée au FN de remplacer la Constitution par le Décalogue. Soient
deux programmes initiaux de « vrai nationalisme » au FN, de « fédéralisme
radical » à la LN. Les deux « chrétiens ».
- Sur les court (tracts, manifestations) et moyen
(élections infra ou supra-nationales) termes : en Italie, projets de loi visant
les immigrés (dont un les obligeants à faire des tests de séropositivité,
l’autre les expulsant s’ils n’ont pas de travail) ; projets pour plus de
« dévolution » (« devoluzione ») de pouvoirs aux régions (suppression du
contrôle administratif centralisé des décisions régionales). Campagnes contre
l’avortement (et en France pour la reconnaissance du « génocide oublié » –
contrairement à l’autre et au grand dam de la « préférence » - des « 6 millions
d’enfants français depuis la loi Veil »).
C/ Incarné par des leaders charismatiques
- Leur image : « proches du peuple » : Le Pen se veut et se
proclame différent des autres politiciens ; Bossi s’habille comme les classes
moyennes -souvent indépendantes- du Nord (travaillent en moyenne plus et
souvent pour leur propre comte donc tenues « négligées », chemises mal
boutonnées …).
- Leur langage :
+ Très vulgaire chez Bossi, envers les autres politiciens
(Giuliano Andreotti, ancien leader de la Démocratie Chrétienne : « premier bossu
qui porte malchance » ; « Berluskaiser » pour Berlusconi lors de la fin de leur
première coalition), envers leurs partis (« le siège de la Cosa Nostra ? Piazza
del Gesu », lieu du siège de la DC), envers le Sud (« paresseux, mafieux,
profiteur ») et l’Europe des Nations (tenue, « avec le lobby des gays », par
« le nazisme rouges né de l’alliance entre banquiers et franc-massons »).
+ Très habilement variable chez Le Pen : « haineux »
(d’après le termes mêmes de la justice française qui a condamné maintes fois le
parti pour incitation à la haine raciale) au Congrès, Universités d’Eté et
autres rassemblements militants, teinté de cynisme se voulant humouristique
(célèbre calembour sur M. « Durafour-crématoire »), débordant parfois au
Parlement Européen (condamné à non-éligibilité pour avoir nié l’existence des
fours crématoires), se voulant « logique » et « pas raciste » à la télévision.
Le Pen comme Bossi se font passer pour des victimes, l’un des « traîtres » et de
leurs « conspiration » (dernière en date, celle du second tour de juin 2002),
l’autres des « romains ».
- Leur prépondérance dans leur parti : Bossi arrive à
convaincre les « sécessionistes » et les pro-Berlusconi de lui faire confiance
même après son départ du gouvernement ; Le Pen continue à capter la majorité de
l’électorat d’extrême-droite longtemps après la création par Bruno Mégret du
Mouvement National Républicain (qui se voulait plus « modéré » et annonçait
selon les médias la « fin » du FN …).
Cependant : le charisme de Le Pen sert à sa conccurence
habituelle et directe avec le gouvernement, l’actuel ayant affaibli ses
positions en en « retouchant » certaines (à part l’ « insécurité », idée de la
« France d’en bas ») ; d’après les termes de Max Weber, il est guidé par une
éthique « de conviction » en tenant avec quelques cadres bien en main un parti
se voulant de plus en plus « de masse » et demeurant contestataire. Mais Bossi
doit employer son charisme à convaincre un électorat en chute libre qu’il reste
plus contestataire que gestionnaire et qu’il a donc lieu d’exister. Le constat
de ce paradoxe nous amène à la question : succès du FN en restant à l’écart du
pouvoir tout en le menaçant sérieusement, et échec de la LN aspirée pour de
bon ?
II - … qui ont néanmoins des préoccupations électorales
distinctes reflétant deux conceptions du pouvoir politique propres aux contextes
politiques dans lesquelles elles s’expriment
A. Des préoccupations électorales distinctes
Le but de la LN était essentiellement d’amener à bien son
projet fédéraliste et on voit mal comment cela pouvait se réaliser en s’alliant
avec une « droite nationale » puisant son électorat au Sud. Bossi aurait en
quelque sorte trahit la cause de ses électeurs, plus attachés aux enjeux
économiques (enrichissement du Nord au sein de l’Europe et moins d’impôts) que
culturel (re-christanisation chez les déçus de la DC, et du PCI ?!). Alors que
Le Pen, qui à la base n’a pas de projet réalisable et sans être révolutionnaire,
n’a rien à gagner à s’allier aux autres pour gagner des voix (avec en plus un
contre-exemple, et source d’électorat déçu, imbattable dans cet exercice : le
PCF). Bossi a un projet constitutionnellement viable mais à force de vouloir
trop justifier son alliance avec Berlusconi, a trop insisté sur leurs valeurs
communes, au profit de ce dernier.
B. Reflétant deux conceptions du pouvoir politique
En fait la LN a plus une stratégie de court terme car n’a
de raison d’exister que de part son projet fédéraliste : tenter dès que possible
d’avoir des rôles clés pour faire avancer ce projet (par des lois abrogeant
divers contrôles centralisés dans les décisions régionales, laissant encore plus
d’autonomie financière aux régions, légalisant les fusions entre régions …) pas
à pas et quitter si nécessaire la coalition partenaire si ces avancées sont
perçues par celle-ci comme trop brutales. Au contraire le FN a une stratégie de
long terme : « lepéniser » la France et ses « esprits » afin que peu à peu le
caractère révolutionnaire de son programme soit soutenu par suffisamment de
monde pour ne pas être stigmatisé comme « déviant » (sociologiquement) des
normes de la société qu’il prétend « sauver ».
C. Propres aux contextes socio-culturels dans lesquelles
elles s’expriment
Finalement on se rend compte que si la corruption décrite
par Bossi est bien réelle, tout comme le profond malaise des classes moyennes du
Nord qui bénéficiaient autrefois d’un système de solidarité renforcé permis par
leur richesse sans cesse croissante (charité très large dans les bastions
« blancs » de la DC, coopératives ouvrières efficientes chez les « rouges » de
l’ancien Parti Commuiste Italien), les soi-disant transferts d’argent ou de
postes de travail des travailleurs français (« de souche ») vers les immigrés ne
relèvent d’aucune réalité statistiquement démontrable. Le succès qu’a connu la
LN s’explique par la réunification tardive du pays, la réelle autonomie
(ancienne : linguistique, culturelle, constitutionnelle même si modérée) des
régions à laquelle s’ajoute la crise des années 1980. Son échec relatif récent
peut se lire dans les récents progrès économiques italiens, et le discours
d’ « union nationale » visant à les stigmatiser comme le produit de « self-made-mans »
à la Berlusconi, qui doit satisfaire autant la fierté de « padaniens » se
reconnaissant dans ce modèle. Personne ne voulait réellement que la Ligue prenne
à elle seule le pouvoir partout en Italie.
Si Le Pen n’a connu de baisse de sympathie qu’avec la
récente politique de la droite c’est parce que ses électeurs avaient une
stratégie visant à faire pression sur celle-ci plus que vouloir son remplacement
par le FN.
Conclusion :
Ces deux partis sont comparables mais dissemblables : les
deux acceptent complètement le jeu démocratique (même dans les projets
d’autonomie complète), mais l’un raisonne sur le court terme, l’autre sur le
long terme. L’un veut quelque chose de précis (LN), l’autre non (FN).