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Les conflits nationalistes, identitaires, religieux et ethniques internes - Relations internationales - Geopolitique - Les politiques extérieures des Etats - Analyse des dynamiques régionales

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Les conflits nationalistes, identitaires, religieux et ethniques internes

 

Les conflits identitaires sont des problèmes émergents des relations internationales - 90 % des conflits actuels sont des conflits intra-étatiques, pour une bonne part sous-tendus par des questions de minorités nationales. A plus long terme, la prolifération étatique est également un facteur de déstabilisation de la vie internationale. C’est un phénomène récent : près de 150 Etats sur les 190 que compte l’ONU ont moins de 50 ans d’âge.

 

La norme de l’Etat nation a en effet abouti au XXème siècle à 3 vagues de création de nouveaux Etats : la fin de la Première guerre mondiale a abouti à l’apparition de nouveaux Etats démembrant les Empires russe, Austro-Hongrois et Ottoman. Les années 1950-70 ont vu la création de près d’une centaine d’Etats issus de la décolonisation, les années 1980-90 ont vu naître encore d’autres Etats sur les décombres de l’URSS et de la Yougoslavie. On sait qu’en Afrique nombre d’Etats ne sont pas délimités viables ou sont délimités par des frontières contestées. Mais un monde incluant demain 250 ou 300 Etats serait sans doute plus difficile encore à gérer que celui d’aujourd’hui.

 

L’irruption de l’identitaire dans les relations internationales fait actuellement l’objet d’études dont les conclusions sont opposées ce qui montre bien qu’on en est qu’aux débuts de l’analyse. Certains invoquent un émiettement de l’humanité qui serait à l’origine des futurs conflits. D’autres au contraire (Huntington) évoquent une structuration du monde en grandes « civilisations » regroupant plusieurs nations ou dizaines de nations en quelque sorte orientés vers de futurs conflits.

 

Les conflits identitaires sont des plus graves car ils touchent au fondement des sociétés, là où l’imaginaire collectif se confond avec celui de chacun des membres de la société. Il y a au coeur et à l'origine de ces conflits un processus de psychologie collective par lequel un groupe se perçoit comme la victime d'un autre groupe qui serait selon lui attaché à sa disparition physique ou politique.Il s'agit de conflits dans lesquels s'exprime souvent une  violence jusqu’au-boutiste, comme on n'en voit pas toujours dans les conflits interétatiques. Ces conflits sont inexpiables parce qu'ils sont vécus comme une lutte "pour la vie" et donc menés avec la dernière énergie, et parce que dans le monde de communication qui est le nôtre, chaque individu est happé dans la spirale de haine et de violence (même dans les sociétés les moins modernes ils se trouve une "Radio Mille Collines" comme au Rwanda pour appeler au massacre, et être entendue jusque dans les plus petits villages). Inexpiables enfin, les conflits identitaires le sont parce que le repli sur l'identité percue comme menacée crée une sorte d'autisme socio-politique qui rend impossible toute solution négociée. Les conflits identitaires sont une des conséquences de la "prolifération étatique", de la recomposition des relations internationales qui s'effectue depuis au moins la décolonisation et que certains ont qualifié de "retribalisation de la vie internationale", laquelle ne touche pas que les sociétés prémodernes d'Afrique. Au fond, deux siècles après le projet de "paix perpétuelle" de Kant, l'identitarisme  fait peser sur le monde un risque de "guerre perpétuelle"

 

 Au-delà de ces caractéristiques générales, tous les conflits identitaires ne relèvent cependant pas de la même analyse., ne serait-ce que parce que l'identité ne se structure pas toujours selon les mêmes lignes. On en distinguera trois principales : identité nationale, identité religieuse, identité ethnique. La nationalité, la religion et l'ethnie sont en effet les trois modes les plus courants de structuration de l'identité collective. Ils ne sont d'ailleurs pas exclusifs les uns des autres et peuvent se cumuler ou se combiner dans des proportions variables. Mais ces modes différents entraînent aussi en politique des conséquences différentes, et méritent de faire l'objet d'une analyse distincte.

 

 

I - Les conflits identitaires fondés sur le nationalisme

 

Le nationalisme est une pure construction intellectuelle. Généralement il est antérieur à la nation : la France n'était pas une nation en 1789, en tous cas pas celle qu'elle a prétendu être ensuite, fondée sur l'unité de la langue parlée qui n'a été réalisée qu'après 1870 voire après 1914; la Révolution française se réclamait pour sa part des "frontières naturelles" pour fixer les limites d'une "nation" à laquelle pour le reste elle n'a pas demandé son avis pour la rassembler (notamment pas aux provinces de l'Ouest, mais Lyon et quelques autres territoires pourraient en dire autant). L'Italie n'était pas davantage une nation en 1870 ("nous avons fait l'Italie, à présent il faut faire les Italiens"), ni l'Allemagne : il s'est toujours agi de l'action d'une élite qui a utilisé une construction intellectuelle pour faire triompher un objectif politique de rassemblement qui paraissait utile alors. Aujourd'hui on parle encore de "nation-building" pour évoquer le processus de stabilisation politique d'Etats qui se sont pourtant créés en principe pour rassembler une nation déjà existante (cas de l'Algérie dont le "nationalisme" est pourtant bien la force qui a animé le FLN durant la guerre de 1954-62). Dans une bonne partie du monde, on en est encore à "nationaliser la nation", ce qui n'empêche pas, bien au contraire, ces nationalismes d'être particulièrement agressifs.

 

Les conflits de  type nationaliste les plus caractéristiques dans la période récente ont certainement été ceux qui sont apparus après la disparition de l'Union Soviétique. Le problème des nationalités, qui avait toujours été présent dans l'empire russe, le seul qui ait survécu, quoique sous une forme renouvelée, à la première guerre mondiale alors que les autres empires multinationaux (austro-hongrois et ottoman) disparaissaient, n'a pas disparu du fait du communisme. On a parfois évoqué, notamment à propos de la Yougoslavie, un phénomène de "glaciation" qui aurait en quelque sorte "gelé" les problèmes nationalistes dont on sait qu'ils ont été importants voire déterminants dans les deux conflits mondiaux du XXème siècle ; la "débâcle" communiste de la fin du XXème siècle aurait remis à l'ordre du jour ces problèmes tels qu'ils se posaient en 1914 ou en 1939.

 

Aux frustrations politiques, économiques et sociales des populations qui vivaient sous la domination communiste est venue s'ajouter à partir de 1989 la crainte d'une disparition pure et simple. Le marxisme était internationaliste (Rosa Luxembourg, par exemple, ne se voulait ni juive, ni polonaise, encore moins allemande). L'austro-marxisme (O. Bauer, K. Renner) qui s'était développé dans l'empire Habsbourg avait une vision plus concrète des problèmes de nationalités et avait souligné la nécessité d'une décentralisation culturelle au sein d'un Etat unitaire, la Révolution ne pouvant être que mondiale et donc unifiante. Cependant cette forme de marxisme fut liquidée par la révolution léniniste de 1917 puis par l'imposition des canons staliniens à l'ensemble du mouvement communiste (Staline avait des idées précises sur la question, ayant été "commissaire aux nationalités" lors de la Révolution bolchevique). Selon le marxisme-léninisme, les nations sont le fruit du capitalisme, la pensée de la classe bourgeoise, et devraient donc disparaître avec elles. Tout au plus concédait-on que certains peuples de l'Union Soviétique n'avaient pas encore atteint le stade capitaliste et donc le stade national d'organisation et qu'il leur faudrait peut-être passer par ce stade national avant d'arriver à l'ère communiste indifférenciée nationalement de la "société sans classes". C'est pour tenir compte de cette évolution pratiquement darwinienne que l'URSS comprenait 4 types de structures politiques : les Républiques fédérales (pour les peuples les plus évolués nationalement), les républiques autonomes, les régions autonomes et les territoires autonomes. Le terme "autonome" signifiait en fait la moindre participation au pouvoir d'État, comme au demeurant dans les empires coloniaux des puissances capitalistes : les peuples coloniaux continuaient à être largement régis par leurs propres us et coutumes (codifiées dans des "statuts de l'indigénat"), voire par leurs propres hiérarchies traditionnelles, mais cette "autonomie" qui les dispensait des lois générales leur interdisait aussi de participer à l'élaboration de ces lois (et donc ils n'étaient pas représentés au Parlement). On sait que c'est cette "autonomie" qui signifiait en fait "sujétion" qui fut à l'origine de la revendication indépendantiste en Algérie, dont la population, pour conserver le bénéfice d'une partie au moins du droit musulman, se tenait à l'écart de la nationalité (et citoyenneté) française autant qu'on la tenait à l'écart par esprit colonialiste (inversement, les Juifs d'Algérie, qui avaient accepté les lois républicaines et renoncé à toute organisation d'un statut particulier, avaient été naturalisés globalement par les décrets Crémieux).

 

Affirmant que la question nationale serait dépassée naturellement par l'édification du socialisme qui aboutirait à un "homo sovieticus" sans nationalité aucune, l'URSS s'est en fait enfermée dans une logique de type colonial où l’  « autonomie » correspondait assez bien à « l’administration indirecte » pratiquée par la France et la Grande-Bretagne dans leurs empires. Car s'il est une part de sa doctrine qui s'est trouvée en contradiction avec les faits, c'est bien celle selon laquelle l'identité nationale était liée à l'existence ou à l'apparition d'une classe bourgeoise. Sur le champ de ruines qu'a laissé le communisme, les nationalismes ont immédiatement refait surface, donnant naissance à plusieurs conflits d'antériorité, dont il existe cependant des exemple en dehors de la sphère anciennement soviétique.

 

Dans les conflits d'antériorité deux parties également autochtones en fait, s'opposent, chacune prétendant avoir un droit "historique" d'occuper le pays, et ne voulant voir en l'autre qu'une population d'"intrus" voire "colonialiste" qui ne devrait se voir offrir que le choix entre la soumission ou l'exil. Parmi les principaux conflits d'antériorité ont peut citer :

                - la question du Kosovo; opposant les Serbes (pour lesquels cette province est le berceau historique de leur pays)

                - la question de Transylvanie (qui divise Hongrois, qui ont dominé cette région pendant des siècles, et les Roumains, qui prétendent en avoir été les premiers occupants)

                - le Haut-Karabakh : pomme de discorde entre Arméniens et Azéris

                - la Palestine/Israël, et surtout Jérusalem, disputées entre Juifs et Arabes palestiniens.

                - plus anciennement, on peut rappeler que la question d'Alsace-Lorraine était aussi un conflit d'antériorité : les Allemands considéraient que ces provinces, qui avaient appartenu au Saint-Empire Romain Germanique lui avaient été volées par Louis XIV, qu'elles étaient indubitablement de culture allemande, et qu'en les reprenant en 1870 l'Allemagne n'avait fait que réparer une injustice vieille de deux siècles. De même les Israéliens considèrent que leurs ancêtres ont été les maîtres du pays avant les Arabes, qu'ils furent chassés de leur terre par les Romains au premier siècle, et qu'en y revenant au XXème il ne font que reprendre des droits auxquels ils n'ont jamais renoncé. Évidemment, les Arabes palestiniens considèrent qu'ils ont occupé ce pays depuis pratiquement 14 siècles (depuis la conquête musulmane) et que par conséquent ils sont les plus anciens occupants. Les Palestiniens ont ainsi  beau jeu de soutenir qu'ils ont été chassés de chez eux en 1948 et qu'en voulant y revenir (le "droit au retour" des réfugiés) ils ne réclament que la justice.

 

Les conflits d'antériorité sont basés sur deux logiques :  la logique "historique" et la logique "droits de l'homme".  La logique historique repose au fond sur une argumentation du type "qui va à la chasse perd sa place" : Juifs expulsés par les Romains au 1er siècle, Arméniens expulsés par les Turcs, Serbes évincés par les Albanais, Hongrois remplacés par des Roumains, Sudètes remplacés par des Tchèques, Palestiniens expulsés par les premiers Israéliens etc. auraient ainsi perdu leurs droit par une sorte d'effet de prescription, comme en droit privé. La logique "droits de l'homme" joue dans les deux sens : on peut considérer que la population qui occupe actuellement le pays y a acquis des droits et que seul le vote des habitants actuels doit être pris en compte; inversement ont peut considérer qu'il y a une injustice à réparer vis-à-vis des derniers représentants de la population évincée : ce fut la discussion sur les modalités du référendum en Nouvelle-Calédonie : les Caldoches, descendants des colons européens, mais souvent présents depuis plusieurs générations en Nouvelle Calédonie ne devaient-ils pas se voir reconnaître le même droit à participer à la prise de décision sur l'avenir de ce territoire que les Canaques, indubitablement les premiers habitants du pays, mais devenus minoritaires sur leur propre terre ? on se souvient que les indépendantistes canaques estimaient que seuls les canaques "de souche" devaient pouvoir participer au référendum, au nom de leurs droits « historiques ».

 

Quelles solutions peuvent-elles être données aux conflits d'antériorité ?

 

                - dans l'idéal : le condominium démocratique, consistant à organiser la coexistence entre les deux communautés dans le respect des droits de chacun. C'est la solution qu'on essaie d'appliquer en Nouvelle Calédonie. Dans certains cas on peut envisager ce condominium comme une juxtaposition d'institutions de plusieurs communautés : les États-Unis essaient de faire droit aux revendications des Indiens d'Amérique du Nord, qui sont de toutes façons trop peu nombreux pour prétendre occuper tout le territoire, en leur concédant des territoires réduits mais sur lesquels ils sont en principe les maîtres. Le Canada a fait de même en créant pour les indiens Inuit un territoire particulier (le Nunavut). Mais même si l'organisation de ces territoires est démocratique, ce type de solution est parfois dénoncé comme colonialiste, et il a été reconnu comme tel dans le passé en certains cas (cf les "bantoustans" dans lesquels l'Afrique du Sud de l'apartheid prétendait confiner l'essentiel de la population du pays, sur un critère raciste).

                - les "échanges de population" : solution qui paraît aujourd'hui choquante, surtout dans sa version "purification ethnique", mais dont il faut constater que c'est encore celle qui a donné jusqu'ici les résultats les plus "pacifiants" à long terme : échange de populations grecques et turques après le traité de Lausanne en 1923, échange de populations polonaises et allemandes après les deux conflits mondiaux, échange de populations indiennes et pakistanaises en 1947. Une telle solution, qui fait bon marché des droits de l'homme, n'est d'ailleurs mise en oeuvre que lors des grands traumatismes historiques, et  pratiquement toujours dans un contexte de guerre. Une version de l'échange des populations est le départ de l'une des deux populations en cause (cas de l'Algérie française : il y avait 1 million d'Européens en Algérie en 1962, il y en a moins de 3000 aujourd'hui).

                - le maintien du conflit : c'est le cas du conflit israélo-palestinien, mais aussi jusqu'à un certain point le cas du conflit nord-irlandais.

 

Nous n'avons évoqué jusqu'ici que le cas de nations anciennes, qui avaient connu à un moment antérieur de leur histoire une forme d'organisation politique distincte donnant en quelque sorte corps à leur aspiration nationale. Mais il est des cas de groupes nationaux qui se sont formés sous occupation étrangère ou hors d'un contexte d'indépendance, et qui se sont trouvés, dans l'inconfortable situation et de pouvoir restaurer un État qui aurait existé antérieurement (cas de la Pologne en 1920) et dans celle de rejoindre un État dont ils auraient été détachés arbitrairement (cas de l'Allemagne de l'Est par rapport à l'Allemagne de l'Ouest ou de l'Alsace-Lorraine par rapport à la France). Les exemples les plus clairs sont : la Biélorussie, la Bosnie, la Macédoine, la Moldavie, la Tchéquie et la Slovaquie.

 

                La Biélorussie a longtemps été considérée comme une province russe avec un certain particularisme ethnico-linguistique dû au fait qu'elle n'avait pas toujours été unie à Moscou, sans pourtant être jamais indépendante elle-même. Au XIXème siècle, c'était une région rurale dont les élites urbaines étaient juives et polonaises, sous une administration grand-russe. La confusion s'est accrue quand après 1945 une partie de la Pologne de 1920 a été incluse dans la Biélorussie. Il en a résulté une synthèse qui fait qu'aujourd'hui les Biélorusses ont conscience d'être différents de leurs voisins russes et polonais, sans pour autant avoir aucune conscience historique propre. La Biélorussie se définit surtout "contre", par rapport à la Pologne et à la Lituanie, et si elle peut se définir "pour" c'est finalement par rapport à une Russie vis-à-vis de laquelle elle manifeste peu de volonté d'indépendance. La Macédoine, dont le nom est lui-même synonyme de "mélange", est un composé de populations serbes, bulgares et grecques, avec en outre une forte minorité albanaise plus récente. C'est en outre une région qui présente un intérêt stratégique pour ces trois Etats. Elle n'a jamais été indépendante avant la fin de la Yougoslavie et ne peut se trouver de précédent historique approximatif qu'en se référant au royaume de Macédoine qui a disparu en tant que tel plus trois siècles avant Jésus-Christ, lors qu'Alexandre le Grand l'engloba dans un empire qui dépassait largement ses frontières. Il existe aujourd'hui en Macédoine un véritable sentiment national, mais il est là aussi défini "en creux", par rejet de la dépendance par rapport aux voisins, surtout grec, serbe et albanais. La Bosnie est dans une situation semblable :  les Bogomiles du moyen-âge (secte hérétique) se sont convertis soit à l'orthodoxie soit à l'islam soit au catholicisme et la population est devenue, du fait des découpages administratifs des empires ottoman puis austro-hongrois, un mélange de Serbes et de Croates et même de Hongrois. Ce n'est qu'en 1968 que Tito créa une "nationalité musulmane" . Il n'y a jamais eu de nationalité bosniaque ou herzégovinienne, et ce sera peut-être le paradoxe de la guerre qui a été livrée dans et pour cette province qui, dans le creuset d'une terrible épreuve, aura donné un sentiment d'appartenance à cette population, qui ici encore se définit à présent essentiellement négativement, comme ne voulant être ni Croate ni Serbe. C'est le même cas de figure en Moldavie : la province de Bessarabie, de peuplement roumain, fut arrachée à l'empire ottoman par les Russes en 1815? Une politique de russification y fut menée pendant un siècle à tel point que cette région avait largement perdu tout sens d'appartenance roumaine lorsqu'elle fut annexée par la Roumanie en 1918. La politique de "Roumanisation" à outrance menée ensuite a laissé de mauvais souvenirs. Reprise par l'URSS en 1945, et devenue la RSS de Moldavie, elle a développé une identité particulière, qui ne pouvait pas être russe (il y a toujours eu une forte communauté russe, mais surtout militaire et donc peu stable) ni ukrainienne, , ni roumaine. La Moldavie aujourd'hui, une fois levée l'hypothèque des revendications de sa communauté russe (un des cas de succès de règlement d'une crise par le truchement de l'OSCE), ne manifeste aucun désir de redevenir roumaine. Son principal problème national consiste à essayer de récupérer son littoral sur la mer Noire qui avait été donné à l'époque soviétique à la RSS d'Ukraine, qui entend la conserver comme elle veut conserver la Crimée, qui n'est pas davantage ukrainienne.

 

                La Tchécoslovaquie est un exemple du même type, mais qui a connu une résolution plus heureuse. Il n'y a jamais eu de Tchécoslovaquie avant 1918, mais un semble de provinces (Bohème, Moravie, Silésie, Slovaquie) sous le sceptre des Habsbourgs. La diaspora Tchèque et Slovaque ayant réussi à s'entendre avec les Alliés pendant la première guerre mondiale, lesquels étaient à la fois désireux d'affaiblir l'Autriche-Hongrie durant la guerre et de créer un État viable et anti-allemand autant qu'anti-Habsbourg après, réussirent à créer un État tchécoslovaque. Il s'agissait cependant d'une création artificielle, ce dont les intéressés avaient conscience. L'ethnogenèse tchécoslovaque ne s'est jamais faite, à la différence de l'ethnogenèse moldave ou macédonienne. Les deux pays ont conclu un "divorce de velours" en 1993.

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                Les conflits nés de l'explosion de l'ex-Yougoslavie méritent une mention particulière, car il s'agit vraiment de conflits identitaires à l'état pur.  Ils sont nés de la conjonction d'une crise politique (éclatement de la Yougoslavie) conjuguée avec une crise économique sans précédent, et aggravée par des anticipations négatives faisant craindre au groupe serbe sa disparition pure et simple. Les anticipations négatives et violentes des Serbes ont à leur tour entraîné des réactions semblables de la part des Croates et des Slovènes dont la relative prospérité les incitait d'ailleurs à se séparer d'avec le sud du pays, qui était plus pauvre.

 

Or le nationalisme serbe se nourrit d'un complexe obsidional et doloriste. Les Serbes se voient constamment menacés par des ennemis tant au nord (Allemands ou Autrichiens) qu'à l'ouest (Italie et aussi Vatican sur le plan idéologique, qu'à l'est (Hongrie et Bulgarie) voire au sud (empire ottoman puis Turquie). Les Serbes n'ont vraiment confiance, pour des raisons de proximité culturelle et religieuse, qu'en la Grèce et la Russie, deux pays qui se voient également assez volontiers comme assiégés (la Grèce par la Turquie, voire par la Macédoine qui lui semble faire peser une menace irrédentiste sur son territoire, la Russie par l'OTAN, qui s'étend jusqu'à ses frontières).

 

                Les différents pays balkaniques ressentent ainsi leur identité comme menacée, ce qui fait de la région un baril de poudre. La conviction que "les autres veulent notre mort" n'est pas favorable à l'établissement d'un climat de paix et de coopération. On ne peut comprendre ce sentiment en France qu'en se rapportant à ce que fut la crainte de l'Allemagne entre 1870 et 1914, elle aussi fondée sur une blessure jugée insupportable de l'identité nationale (la perte de l'Alsace-Lorraine).

 

Le Caucase est, comme les Balkans une région troublée. Elle se trouve au carrefour stratégique entre plusieurs grands pays ou empires : Russie, Turquie, Perse/Iran. Elle cumule la complexité religieuse avec la complexité ethnique. En outre, comme elle est malgré tout moins importante que les Balkans, les crises peuvent s'y dérouler dans l'indifférence des grandes puissances : la guerre entre Azéris et Arméniens n'a pas suscité autant d'intérêt que celle entre Serbes et Croates ou Serbes et Albanais. Le « groupe de Minsk » qui est censé gérer cette question n’a eu que peu de succès.

 

                L'Asie centrale en était encore au stade tribal lorsque l'empire russe l'a conquise, puis a disparu. C'est en fait l'URSS stalinienne qui s'est chargée de lui faire faire son ethnogenèse en pratiquant des découpages territoriaux qui devaient devenir le cadre de la naissance de plusieurs nations, parfois en fonction des préoccupations de politique étrangères de Moscou (c'est ainsi que le Tadjikistan fut créé par Staline pour faire barrage à un Afghanistan dont le gouvernement devenait hostile à l'URSS, alors qu'il lui était habituellement favorable). Cette ethnogenèse est d'ailleurs très imparfaite : les républiques d'Asie centrale n'ont manifesté aucun désir de se séparer de la Russie, à la différences de celles qui regroupaient des nations plus anciennement constituées (Ukraine, pays Baltes) ; en outre, elle doit se faire dans un cadre hérité pratiquement d'un colonialisme : comme en Afrique, les frontières sont assez artificielles et ne suivent pas toujours la limite des peuplements.

 

L'Ouzbékistan, est le pays le plus important de la région, le plus avancé sur le plan de la conscience nationale aussi (il vit dans le souvenir de Tamerlan). Pourtant il compte une  importante minorité en son sein : 20% de Tadjiks, peuple d'origine iranienne qu'ils essaie d'ouzbékiser en considérant qu'il s'agit en fait d'ouzbeks qui auraient été iranisés (les ouzbeks appartiennent au groupe turco-altaïque). En outre il existe des minorités ouzbèkes au Turkménistan, Tadjikistan, Afghanistan.

 

                Le Tadjikistan, création récente comme on l'a dit (1929), est issu d'un démembrement de l'Ouzbékistan par Staline. Il comporte une minorité ouzbèke qu'il essaie de tadsjikiser en considérant qu'il s'agit d'anciens Tadjiks qui auraient été "turquisés". Il s'ensuit un jeu régional assez complexe dans lequel l'Iran essaie de se concilier le  Tadjikistan comme alliance de revers contre l'Afghanistan tandis que l'Ouzbékistan essaie de jouer de ses minorités en Afghanistan pour contrôler le Tadjikistan

 

                Le Turkménistan a d'importantes minorités en Iran, mais se méfie surtout de l'Ouzbékistan qui a des visées sur son territoire et ses minorités Ouzbèkes. L'ethnogenèse est en cours (ce ne serait pas la première fois que l'Etat crée la Nation) selon des modalités inhabituelles. Le dictateur Turkmène Niyazow, qui s'est proclamé "prophète" vient de publier un "traité spirituel" (requalifié de "petit livre rose-pistache-citron" d'après les couleurs de la couverture), qui est censé être un"livre sacré" (pour éviter la concurrence avec le "livre saint" qu'est le Coran), sur lequel se prêtent les serments en même temps que sur le Coran, et qui essaie de construire une mythologie turkmène en faisant remonter la naissance de ce peuple  à un petit-fils de Noé (entre autres). Le cas mérite d'être mentionné car il évoque la constatation au temps présent de la naissance de légendes fondatrices qui peuvent éventuellement être prises très au sérieux sur le plan national et donner lieu à des constructions politiques et à des conflits non négligeables (cf le poids des récits bibliques dans la conscience nationale d'Israël mais aussi de la "Oumma" islamique qui les lit dans leur version révisée par le Coran).

 

                Au Kazakhstan, les choses sont plus simples sans doute parce qu'elles sont plus complexes : les Kazakhs ne représentent que la moitié de la population, à peine plus que les russo-ukrainiens. Ils sont en outre au contact des Chinois qui ont tendance à immigrer clandestinement et massivement dans le pays. Le Kazakhstan doit donc, sans renoncer à son identité propre, ménager considérablement la Russie, et donc éviter d'entrer en conflit identitaire avec elle.

 

                Le Kirghiztan enfin est le pays le plus homogène de la région, et n'ayant pas de raison d'entrer en conflit identitaire avec ses voisins essaie de se tenir à l'écart des luttes régionales.

 

Au total, les risques de conflits identitaires en Asie centrale sont réels, surtout du fait du rêve impérialiste ouzbek (mais on ne peut pas parler de "politique impérialiste" car il n'en a pas les moyens) et de la volonté d'indépendance des Tadjiks. Les autres pays essaient surtout de conforter une identité nationale encore en formation.

 

S'il existe des cercles vicieux dans lesquels l'affirmation identitaire produit des crises qui à leur tour renforcent l'affirmation d'une identité perçue comme menacée, il existe également des cercles vertueux dans lesquels l'affirmation d'une identité nationale propre se fait dans le cadre de la reconnaissance des autres identités nationales (dans la région en particulier). Les différentes identités se confortent alors mutuellement au lieu de se détruire. C'est le cas des pays baltes voire des pays anciennement soviétisés d'Europe centrale.

 

Les pays baltes n'ont jamais ressenti le besoin d'affirmer leur identité les uns contre les autres. il leur suffisait d'avoir à l'affirmer simultanément contre les Allemands et contre les Russes, et pour le reste la conscience de "cousinages" avec d'autres pays de la région (Pologne pour la Lituanie, Suède pour la Lettonie et Finlande pour l'Estonie) a pu constituer un élément de stabilité supplémentaire en ce sens qu'il rassurait ces populations. Finalement ces trois pays, devenus démocratiques, ont adopté des politiques extérieures semblables et se sont unis au sein du « groupe de Vilnius » pour demander leur adhésion à l'OTAN, considérée à la fois comme une protection contre un éventuel retour d'agressivité de la Russie (d'autant plus que ces pays ont d'importantes minorités russes sur leur territoire) et comme un premier pas vers l'entrée dans l'Union Européenne, qui est cependant soumis à des conditions de convergence économique qui seront moins facilement remplies que celles de l'entrée dans l'OTAN.

 

L'Europe centrale offre un tableau également encourageant. Ce qui aurait pu être une "crispation identitaire" entre les Tchèques et les Slovaques s'est finalement résolu d'un commun accord (cf supra) et d'autre part Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie (puis Tchéquie et Slovaquie) sont ensuite entrés dans une logique semblable les unes vis-à-vis des autres au sein du "groupe de Vysegrad" alors que durant l'entre-deux-guerres leurs oppositions avait finalement fait le jeu de l'Allemagne nazie. Cela est remarquable s'agissant de peuples pour lesquels depuis le XIXème siècle toutes les crises politiques avaient eu pour motif l'affirmation ou la frustration du sentiment national. Comme pour les Baltes, la perspective de l'entrée dans une communauté européenne (UE) plus large, où leur identité serait reconnue et protégée, inhibe pour l'heure les crispations identitaires, et c'est pourquoi il est important que ces espérances ne soient pas déçues.

 

Enfin, entre la Hongrie et la Roumanie, les conflits identitaires auraient pu dégénérer, mais ils ont été mieux gérés, quoique pas nécessairement de manière très digne. La Roumanie a ainsi chassé ses Allemands et pratiquement "revendu" ses Juifs à Israël sous la période Ceaucescu. La Roumanie, soucieuse de se protéger de la Russie et de la Turquie a choisi d'intégrer l'Europe, de même que la Hongrie, qui avait depuis 1918 le sentiment d'être détestée de tous ses voisins (qu'elle avait dominés sans trop de scrupules sous la période Habsbourg et qui l'avait payé en 1918). Roumanie et Hongrie ont donc dû trouver un modus vivendi au sein de l'OSCE, consistant essentiellement en un traitement convenable de la minorité hongroise de Transylvanie, en espérant que l'intégration européenne résoudra ce qui peut demeurer conflictuel dans le cadre d'une "Europe des régions".

 

II - Les facteurs religieux dans les conflits identitaires

 

La résurgence des facteurs religieux dans les conflits internes (et parfois internationaux) est un phénomène qu’on croyait en voie de disparition jusqu’aux années 1980. Cette opinion se fondait sur trois hypothèses majeures qui se sont révélées soit fausses, soit largement inexactes : 1) dans un monde « désenchanté » par les progrès de la science et de la technique, les croyances subiraient une « réduction rationnelle » 2) dans un monde où s’affirme de manière croissante l’autonomie des individus, il y aurait une émancipation des consciences de la tutelle des dogmes religieux 3) la modernité en général impliquerait le refoulement social des activités religieuses dans la sphère privée. Or curieusement, ce que ces hypothèses avaient d’exact est ce qui les a totalement ou partiellement invalidées : 1) il y a une demande pour le « réenchantement du monde » y compris dans les sociétés développées (où les sectes ésotériques, mais aussi certaines formes d’écologisme –médecines alternatives, mode du  « bio » etc.- et d’ »altermondialisme »  manifestent surtout le refus d’un monde qui serait régulé par des mécanismes purement scientifiques et rationnels) 2) l’autonomie des individus, effectivement de plus en plus reconnue « sacralise » en quelque sorte leurs choix religieux dans la sphère civile publique (cf affaires de « voile » islamique des jeunes filles, dont le port est réclamé non pas au nom du respect de la loi religieuse par l’autorité civile, mais au nom du droit individuel à manifester ses convictions religieuses). La « privatisation du religieux », qui concerne surtout les religions monothéistes en Europe,  a ainsi conduit à une nouvelle forme de reconnaissance publique via la « sacralisation du privé » résultant d’une meilleure reconnaissance des droits de l’homme et une plus grande diffusion de l’individualisme. 3) les sociétés, surtout modernes, étant désormais largement sécularisées, elles ont de ce fait renoncé à être porteuses de sens. Si les « confessions établies » sont sorties affaiblies du XXème siècle, elles existent encore alors que  les « religiosités séculières » (« idéal républicain » fait de foi dans le progrès supposé coextensif des sciences et de la morale, marxisme, nazisme etc) qui se présentaient jusque là comme des alternatives se sont pratiquement évanouies et en tous cas ont perdu l’essentiel de leur capacité mobilisatrice : les sociétés civiles sont ainsi amenées à renvoyer les individus, et finalement à se renvoyer elles-mêmes aux institutions religieuses pour ce qui est des questions relatives au sens à donner à l’existence individuelle et sociale, auxquelles leur « neutralité » (ou « laïcité ») leur interdit désormais de répondre. Il y a donc désormais une nouvelle légitimité du discours religieux et de la préoccupation spirituelle dans l’espace public, ce qui marque aussi le retour du religieux dans les conflits politiques. On se rend compte finalement que séparer le pouvoir des institutions religieuses de celui des institutions politiques revenait surtout à consacrer la suprématie du politique pour constituer la société et établir l’unité sociale. La politique a assez clairement échoué à cet égard (les idéologies « unanimistes » ou « rassembleuses » de type « nationalisme », « socialisme », « fascisme » etc. ayant au contraire fait la preuve de leur nocivité). Sa nature est en effet plus de diviser que d’unir. Mais parallèlement, les religions, dont le but de principe est également d’unir  (religion vient de « religare » donc « relier » et pas seulement la terre au ciel, mais aussi les hommes entre eux) sont également des sources de division.

 

Il  convient cependant de souligner une exception à la règle : les Etats-Unis, société moderne par excellence, sont également une société extrêmement religieuse et l’observation de Tocqueville (De la démocratie en Amérique) y est toujours valable : « La religion qui, chez les Américains, ne se mêle jamais directement du gouvernement de la société, doit cependant être considérée comme la première de leurs institutions politiques ». Elle est en effet tellement ancrée au coeur du peuple américain qu’elle pose naturellement des limites au pouvoir civil, alors que dans d’autres peuples moins religieux (et notamment en Europe) ce rôle de « contre-pouvoir » a dû être assuré par des appareils ecclésiastiques qui ont souvent été disqualifiés. D’autre part, la religiosité américaine est suffisamment vague pour être rassembleuse, le pragmatisme et l’adogmatisme impliqué par la multiplication à l’infini des communautés religieuses lui permettant de tout exprimer sans vouloir rien dire (on trouve aussi bien des communautés « orthodoxes » que « libérales », « puritaines » que « laxistes », et dans toutes les confessions existantes, ce qui permet aussi bien à la gauche qu’à la droite politiques de se dire religieuses avec la même  sincérité et la même intensité). Dans les autres sociétés, où l’appartenance religieuse est plus « spécifique », elle constitue davantage un facteur de conflits.

 

La nation est le lieu où peuvent en principe cohabiter plusieurs ethnies et plusieurs religions dans une identité plus large[1]. Les religions permettent des regroupement à la fois plus larges (elles peuvent regrouper parfois plusieurs nations) mais sont souvent un mode de limitation à des communautés plus étroites (cas des religions nationales ou structurant un sentiment nationaliste). Il est cependant rare qu'un sentiment national se structure sur une représentation collective exclusivement religieuse : même dans un cas-limite comme celui d'Israël, il existe un nationalisme laïc puissant (le sionisme est à l'origine une idéologie non religieuse). Lorsque se produit la fusion entre un sentiment religieux et un sentiment national, cela se fait en fonction de circonstances exceptionnelles, où le sentiment religieux sert plus à cristalliser une opposition qu'une affirmation positive d'identité  (l'islam pakistanais structure une identité face à l'Inde; catholicisme et protestantisme se servent mutuellement de repoussoir structurant des nationalismes opposés, irlandais et britannique; judaïsme et islam jouent le même rôle dans le conflit israélo-palestinien). Le facteur religieux vient plus généralement renforcer une identité nationale préexistante, sans toujours être à l'origine de ce dernier (le chiisme en Iran, par exemple).  C'est ainsi qu'on ne peut pas qualifier le conflit d'Irlande du Nord ou le conflit israélo-palestinien de guerres de religion : il s'agit clairement d'affrontements entre deux nationalismes, dans lequel le marqueur religieux intervient pour une part importante, mais non déterminante. La même observation doit être faite pour les conflits dans l'ex-Yougoslavie. Une guerre de religion, c'est en effet une guerre dans laquelle une religion essaie d'en convertir ou d'en faire disparaitre une autre, ce qui n'est pas le cas en l'occurence : la lutte menée par Bin Laden se rapproche plus de la guerre de religion que le conflit nord-irlandais ou la guerre entre les musulmans bosniques et les Serbes orthodoxes ou les Croates catholiques.

 

C'est d'ailleurs la critique la plus fondée qu'on puisse adresser à la thèse de Huntington sur le conflit des civilisations que d'avoir identifié les principales civilisations à leurs religions pour en déduire des "guerres de civilisation" qui prendrait l'ampleur au moins symboliques de guerres de religions à la fois inévitables et inexpiables. Outre que cette identification est abusive (la Chine n'est pas "confucéenne" et la Russie n'est pas tellement "orthodoxe"), la religion ne structure pas fortement les civilisations aujourd'hui. L'islam, par exemple, connaît de nombreuses tensions voire de nombreux conflits internes (Égypte/Soudan; Iran/Irak; Irak/Koweït; Syrie/Turquie; Algérie/Maroc etc).

 

Huntington tend notamment à croiser deux catégories qui ne sont pas homogènes : les phénomènes intégristes ou fondamentalistes d’un côté et les phénomènes nationalistes de l’autre. La réaction au traumatisme de  la modernisation peut entrainer des réactions de type intégriste[2], mais sans nationalisme : c’est notamment le cas des islamistes dont le mouvement est distinct du nationalisme arabe chez les sunnites (les « frères musulmans » , « Al-Qaeda » etc considèrent le nassérisme égyptien  ou le baasthisme syro-iraquien comme une impiété) ou du nationalisme iranien chez les Chiites (Khomeiny était hostile à toute forme de nationalisme, seule comptant pour lui l’Oumma musulmane). Les ultra-orthodoxes juifs n’étaient pas à l’origine et ne sont pas toujours même aujourd’hui « sionistes » (certains sont même fortement anti-sionistes). Les intégristes catholiques ne sont pas engagés dans un combat nationalistes (d’ailleurs la mouvance de Mgr Lefebvre comprend des séminaires et des fidèles tant en Europe qu’en Amérique du Nord et du Sud), même si une petite fraction d’entre eux appuie le Front National. Il y a des exceptions : l’intégrisme des orthodoxes russes ou celui des Hindous du BVP est fortement teinté de nationalisme (antisémite et anti-occidental chez les premiers, antimusulman et antipakistanais chez les seconds). Mais c’est l’exception qui confirme la règle : en principe les intégrismes religieux ne se confondent pas avec les nationalismes.

Il arrive cependant que la religion devienne l'élément discriminant et structurant d'un conflit identitaire. Ce fut sans doute le cas lors de la guerre civile libanaise. Tous les Libanais sont en effet des Arabes et on ne peut trouver une origine ethnique ou nationaliste dans leurs affrontement. Mais il s'agit d'une nation dont on a pu dénoncer non sans vraisemblance le caractère artificiel au moins à l'origine (le Liban est né de la volonté de la France de renforcer son influence sur une partie de la région qui, comportant de fortes communautés chrétiennes lui paraissait pour ce motif devoir être plus perméable), et surtout elle a été structurée, quand elle est devenue un État indépendant, sur un pacte confessionnel qui répartissait les charges publiques entre les différentes communautés religieuses, en sorte que l'acquisition et l'exercice de la nationalité libanaise se faisait nécessairement par la médiation d'une communauté religieuse structurée par un clergé veillant jalousement à conserver les clés de l'organisation sociale et politique (aujourd'hui encore il n'y pas de mariage laïc au Liban : il faut nécessairement passer par les rites d'une des différentes communautés constitutives de l'Etat libanais). Les affrontements pour le contrôle de l'Etat ont donc été des affrontements entre communautés religieuses et ils ont fait 250.000 morts en une vingtaine d'années. Aujourd'hui c'est surtout le protectorat syrien de fait sur ce pays qui le fait tenir dans une relative unité.

 

                Le facteur religieux peut être un facteur identitaire trop fort pour permettre l'émergence d'une véritable identité nationale, mais trop faible pour s'y substituer. Il en résulte des troubles d'identité qui peuvent être comparés à ce qu'est la crise de l'adolescence : une volonté agressive d'affirmation de son identité liée à une profonde incapacité de définir cette identité, et donc une frustration de la volonté qui ne trouve pas de contours assez déterminés pour se canaliser et s'orienter. Tel est en particulier le cas de l'identité qu'on appelle arabo-islamique, précisément parce qu'elle est mal définie.

 

                Il faut noter à cet égard que le monde arabe n'est pas totalement islamique : il y a une minorité d'environ 10% qui est chrétienne. D'autre part le monde islamique n'est pas exclusivement ni même majoritairement  arabe : les trois plus importantes communautés nationales musulmanes sont non-arabes (Indonésie, Pakistan, Inde). La langue arabe est divisée en un nombre important de dialectes qui ne sont pas parfaitement transparents les uns aux autres (même s'il existe à présent du fait des médias modernes un "arabe moyen" compris à peu près partout). Le monde arabe n'a jamais connu d'unité politique (la plus longue période d'unité relative qu'il ait connue s'est faite sous la tutelle non-arabe des Ottomans). La religion musulmane elle-même est divisée en deux courants principaux (sunnites et chiites) et un grand nombre de rites, écoles juridiques et tendances spirituelles qui se considèrent parfois entre elles comme hérétiques, sans compter les hérésies internes à chacune d'elles (par exemple : les sunnites considèrent les chiites comme hérétiques. Mais au sein du sunnisme, les wahhabites considèrent les soufis comme hérétiques). Les Arabes ne peuvent donc se définir comme une nation ni politiquement, ni religieusement, ni même culturellement en dernière analyse, même si la langue et la religion semblent être de puissants dénominateurs communs.  Si l'unité politico-religieuse a disparu (pour autant qu'elle ait existé) avec la fin de l'Empire Ottoman et du Califat, les tentatives de reconstructions d'une unité politique en dehors de la religion ont échoué (nassérisme, baasisme, socialismes arabes en général), et inversement aujourd'hui on voit l'échec des tentatives de reconstructions d'une unité religieuse (Khomeinisme, différents islamismes y compris le wahhabisme).

 

                Le monde arabe a ainsi connu à la fin de l'empire ottoman le sort de l'Amérique espagnole lorsqu'elle se dégagea de l'empire colonial de l'Espagne au début du XIXème siècle : l'unité de langue et de religion n'empêcha pas la division en une vingtaine d'Etats , qui d'ailleurs se firent éventuellement la guerre. Le monde arabe n'arrive à se définir que négativement par rapport à ceux qu'il perçoit comme ennemis ou au moins étrangers : Occidentaux, Iraniens, Israéliens, Berbères, Kurdes, voire parfois ses propres minorités chrétiennes qui d'ailleurs émigrent en masse. Les conflits identitaires existent dans le monde arabe, mais il sont paradoxalement autant dus à un manque d'identité nationale qu'à un fantasme puissant d'identité qui n'arrive pas à s'incarner. C'est la grande différence avec les conflits identitaires balkaniques : si les Serbes combattent les Albanais ou les Croates, ils le font au nom d'une différence qu'ils ne comprennent que trop (et là aussi la religion est un marqueur essentiel, au moins entre Serbes et Croates qui parlent en fait la même langue, bien que depuis 10 ans ils essaient de les différencier, et qu'ils n'utilisent pas le même alphabet), au contraire les Arabes entrent en conflit sur la question : "qu'est-ce qu'être arabe ? » (ou Algérien, ou Yéménite, ou Libanais, car beaucoup de conflits entre Arabes sont en outre des guerres civiles).

 

                A propos des facteurs religieux au Proche-Orient il convient de mentionner un paradoxe : alors qu’à l’époque des croisades le christianisme et l’islam étaient les deux facteurs structurants de conflits dans cette région, la période moderne voit un effacement très net du facteur chrétien qui correspond au fait que le catholicisme a renoncé à la revendication proprement politique au profit de a spiritualité et de l’éthique tout en conservant un puissant appareil administratif, alors que l’islam et le judaïsme (facteur le plus récent, apparu à la fin du XIXème siècle et actif au Proche-Orient surtout à partir de la fin de la première guerre mondiale) structurent de plus en plus leurs messages religieux en termes d’action politique concrète et immédiate : la reconquête de la Palestine devient pour le monde musulman une « guerre sainte » (djihad) et les groupes islamistes (Hamas, Hezbollah, Martyrs d’Al-Aqsa etc.) sont de plus en plus structurant pour la lutte nationaliste palestinienne au-delà de l’appareil relativement laïc ou du moins essentiellement « politique » de l’OLP ; de même la défense inconditionnelle de l’Etat d’Israel devient un impératif de plus en plus affirmé par les communautés juives de la diaspora, pour lesquelles l’appartenance juive est en principe une appartenance religieuse et non l’appartenance politique à un Etat dont ses membres ne sont d’ailleurs généralement pas des citoyens. Les choses en sont au point où les affrontements entre Israéliens et Palestiniens produisent dans certains Etats étrangers une sorte de décalque avec des affrontements y compris physiques entre des musulmans non-Palestiniens et des israélistes non Israéliens (cf notamment un certain nombre d’incidents en France ou ailleurs), alors que dans ce contexte on ne note plus aucune participation chrétienne, même si une certaine diaspora d’origine libanaise (chrétienne) reste fondamentalement hostile à l’Etat d’Israel, et aussi par exentension ou assimilation, aux juifs même non-Israéliens, mais  sur une base beaucoup plus nationaliste que religieuse[3].

 

Il arrive néanmoins que la religion réussisse à façonner une identité nationale en unifiant différentes cultures. C'est ainsi qu'en Iran les Perses ne représentent que la moitié de la population, et cependant il y a une véritable identité nationale iranienne, liée au chiisme. C'est pourquoi le Chah, qui essaya d'occidentaliser par force son pays en s'opposant brutalement à la hiérarchie chiite devint en quelque sorte étranger à son propre peuple. C'est aussi pourquoi les milieux du nationalisme iranien traditionnel, qui étaient pourtant occidentalisés, s'unirent immédiatement au régime des ayatollahs qu'ils détestaient cependant, dés lors que l'ennemi était l'Arabe sunnite irakien. Les deux pôles de la culture iranienne à savoir d'une part une culture millénaire non-musulmane et d'autre part un islam chiite beaucoup plus récent (le chiisme n'a été implanté en Iran qu'au XVIème siècle) mais profondément enraciné, semblent indissociables.

 

                Un autre pays traversant une crise identitaire à cause d'un poids à la fois trop fort et trop faible de la religion est l'Inde. De même que le monde arabe se demande désespérément ce que c'est qu'être arabe, l'Inde est en train de se demander ce que c'est qu'être Indien. L'unité de l'Inde a été largement l'oeuvre des Britanniques, et l'Inde politique est née dans le contexte d'un affrontement identitaire violent avec sa communauté musulmane dont une partie importante s'est séparée d'elle en 1947 pour créer le Pakistan divisé ensuite en Pakistan et Bangladesh. L'Inde s'était d'abord affirmée comme un pays laïc multiconfessionnel : laïc parce que ne professant aucune religion particulière, multiconfessionnel parce que les reconnaissant toutes, et accordant même un statut personnel à leurs croyants. C'était sans doute la condition pour permettre la cohabitation entre la majorité hindoue et la forte minorité musulmane (125 millions de personnes aujourd'hui !) sans parler des autres minorités, chrétienne, bouddhiste, jaïniste, sikh qui, si elles sont faibles numériquement, sont parfois concentrées géographiquement ce qui leur donne un poids politique réel. Cependant cette laïcité fédérative semble bien avoir échoué. Le remontée du sentiment communautaire musulman au début des années 1980 a entraîné ou au moins a été concomitant avec avec une "vague safran" qui a défini l'indianité par l'hindouisme, en récusant le modèle démocratico-laïc suivi jusqu'ici sous l'influence du Parti du Congrès qui était strictement nationaliste. L'Inde se "Pakistanise" en ce sens qu'elle tend à se définir par une référence religieuse ou du moins fait une plus large place aux partis politiques dont c'est la conception. La "vague safran" sous-entend pratiquement, en effet, que les religions qui ne sont pas nées en Inde (cela vise en particulier l'islam et le christianisme) devraient quitter le pays.

 

Il n'est pas jusqu'au bouddhisme, qu'on tient souvent en Occident comme une simple philosophie de la non-violence, qui ne puisse nourrir des conflits identitaires. Le bouddhisme est bien une religion, avec un clergé de type monastique (le sangha), tant dans sa version "petit véhicule" (Sri Lanka) que dans sa version "grand véhicule" (Tibet). Le bouddhisme est religion d'Etat dans plusieurs pays dont il constitue un élément important de l'identité nationale et où il joue clairement un rôle politique. C'est particulièrement clair au Sri Lanka où le clergé bouddhiste a toujours appuyé les politiques hostiles aux Tamils hindouistes  (population originaire du sud de l'Inde, anciennement installée au Sri Lanka mais renforcée au XIXème par une importante immigration qui venait travailler dans les plantations de thé). La guérilla Tamil est un conflit identitaire dans lequel le facteur religieux est important. Il est également important dans la question du Tibet, la population tibétaine se distinguant de la population chinoise non seulement ethniquement mais religieusement (le Dalaï-Lama était traditionnellement chef d'Etat du Tibet) et la résistance  à l'occupation chinoise comporte un facteur religieux essentiel. Il faudrait également souligner la part que le clergé bouddhiste a pris dans l'opposition à la colonisation française au Vietnam et dans son processus d'indépendance ou d'opposition à l'occupation américaine . En Birmanie, les conflits identitaires opposent également la majorité bouddhistes birmane (2/3 de la population) à des minorités musulmanes (les Arakanais) et chrétiennes (les Karens). Comme souvent dans ce genre de conflit, l'origine est à en rechercher dans une politique de "birmanisation" forcée de populations, après l'indépendance, alors que le colonisateur britannique avait "protégé" l'autonomie des minorités par un régime d'administration coloniale indirecte, la majorité birmane/bouddhiste étant sous autorité coloniale directe. Le recoupement d'une identité religieuse/ethnique se retrouve dans d'autres conflits identitaires hors d'Asie et du monde bouddhiste : cf  ce qui se passe au Soudan entre le nord musulman et le sud du pays, animiste ou chrétien.

 

Le sentiment religieux peut ainsi être essentiel à un sentiment identitaire sans pour autant le définir complètement. On peut encore en trouver un exemple extrême au Japon ou non pas une, mais deux religions, concourent à la formation des sentiments identitaires les plus tentés par la violence : le bouddhisme d'une part (le parti bouddhiste komeito et la Sokka Gakkai sont liés aux milieux d'extrême droite), et on sait la part que le shintoïsme, qui était le culte officiel du Japon et la religion de  la famille impériale a pris dans l'exaltation nationaliste au Japon durant la dernière guerre : les temples shintoïstes sont encore aujourd'hui des milieux qui soutiennent activement le révisionnisme de certains Japonais relativement à l'histoire du pays dans la première moitié du XXème siècle

 

Il est difficile d'énoncer des règles générales relatives à la place du religieux dans la structuration des identités et des conflits identitaires car chacune d'elles a son mode de fonctionnement particulier, dépendant notamment de la manière dont elle envisage les relations entre le politique et le religieux, et la vision que la religion a de sa place internationale (certaines religions sont universalistes comme les monothéismes, alors que les polythéismes, par exemple l'hindouisme sont au contraire particularistes). On peut dire cependant que c'est généralement un facteur renforcant l'identité, et que comme tel il est souvent instrumentalisé par les Etats, plus souvent en tous cas qu'il n'instrumentalise les Etats.

 

III - ethnicisme et identité

 

L'ethnicisme est la forme la plus élémentaire de regroupement social : si les religions peuvent, comme les nations, regrouper plusieurs ethnies, l'ethnie quant à elle se limite à regrouper seulement plusieurs clans familiaux apparentés entre eux, souvent symboliquement par la revendication d'un ancêtre commun plus ou moins mythique.

 

                Les regroupements ethniques sont particulièrement fréquents dans les territoires insulaires : la géographie est ici déterminante dans  l'élimination de la mixité. Le Pacifique est la région par excellence de l'insularité ethnique : Canaques de Nouvelle Calédonie, Maoris de Nouvelle-Zélande, Aborigènes d'Australie, Polynésiens et Mélanésiens ont un sens fort de leur appartenance ethnique qui les a généralement préservés du mélange tant avec les colons (qui souvent n'aspiraient pas davantage à ce mélange) qu'avec les populations immigrées plus récemment. Des tensions identitaires peuvent en résulter comme par exemple aux îles Fidji entre Fidjiens et Indiens qui sont venus y travailler comme immigrés., mais aussi en Nouvelle Calédonie entre Canaques et Caldoches, pourtant implantés depuis plus d'un siècle sur l'île. Il arrive même que l'insularité aboutisse à des tentatives d'ethnogenèse fantaisiste comme par exemple la mythologie Rasta en Jamaïque qui ferait descendre les Noirs Jamaïcains (l'essentiel de la population) d'une Éthiopie lointaine et mythique avec laquelle ce pays n'a jamais eu le moindre rapport.

 

                On note des phénomènes ethniques ou ethnicisants sur tous les continents. En Amérique certaines guérillas sont liées à des ethnies comme par exemple celle des Indiens du Chiapas au Mexique. Certaines autre guérillas reprennent des revendications indigénistes car les Indiens forment encore la majorité de la population mais ont été marginalisés politiquement, économiquement et socialement par les populations issues de la colonisation ou même d'immigration plus récente encore .C'est ainsi que le "Sentier Lumineux" au Pérou et même en Bolivie se définit partiellement par rapport à une problématique identitaire indienne contre les "villes" censées être "colonisatrices".  En Amérique du Nord, le mythe du "melting pot" a depuis longtemps fait place au concept du "salad bowl" dans lequel les différents éléments se juxtaposent plus qu'ils ne se mélangent. A côté des Noirs américains on voit naître une communauté hispano-américaine et cela peut aboutir à des tensions réelles (émeutes raciales à Chicago, affrontements violents entre noirs musulmans de la "Nation of Islam" et la communauté juive à New York). Cependant la force intégratrice du "rêve américain" continue de fonctionner.  Au Canada, il a fallu reconnaître l'existence d'une "société séparée" au Québec et créer un vaste territoire autonome pour les Indiens Inuit (le Nunavut). En Europe on note une remontée des revendications identitaires dans plusieurs pays : Basques, Corses, Gallois, Écossais, Catalans, Ligues lombardes, qui débouchent parfois sur une violence que même la pratique démocratique ne permet pas d'exorciser, même si elle l'atténue sans doute.

 

                Cependant le conflit voué aux pires conflits identitaires est indiscutablement l'Afrique :

                               - Ouganda : 1 million de morts en 20 ans

                               - Soudan : 800.000 morts en 20 ans

                               - guerre Nigeria/Biafra : 1,2 million de morts

                               - Zaïre/RDC : plusieurs centaines de milliers de morts depuis 30 ans

                               - Rwanda : 1 million de morts en 6 semaines

                                               ETC.

 

                Les cause des conflits identitaires en Afrique sont de plusieurs ordres :

 

                               - les haines tribales en Afrique sont anciennes et profondément implantées. On peut signaler en particulier l'opposition, dans plusieurs pays, entre les peuples de la côte et ceux de l'intérieur, les premiers ayant pendant longtemps razzié les population de l'intérieur pour les vendre comme esclaves aux trafiquants européens. Les Touaregs, qui faisaient pareillement le commerce des esclaves en direction des pays arabes sont aujourd'hui haïs et discriminés pour cette raison dans les pays africains où ils peuvent encore vivre.

                               - les colonisations ont tracé en Afrique des frontières qui ne coïncidaient pas avec celles des peuplements et des cultures tribales. A l'indépendance, ces frontières n'ont pas été remises en cause.

                               - la colonisation en Afrique n'a pas cherché à éradiquer l'ethnicisme, mais au contraire a respecté les cultures tribales et s'est même appuyée sur les chefferies locales pour contrôler les populations locales, tout en jouant les ethnies les unes contre les autres pour affermir sa domination.

                               - les pays africains n'ont pas évolué vers la démocratie politique qui aurait pu faciliter la cohabitation entre des communautés ethniques différentes.

                               - même après les indépendances, les pays occidentaux ont continué à jouer des oppositions ethniques entre pays africains voire à l'intérieur de chacun d'eux pour y sauvegarder ou y recréer leur influence (le cas des deux Congos, du Rwanda/Ouganda, du Nigeria/Biafra étant parmi les plus connus).

 

                La dimension ethnique est clairement dominante en Afrique. Elle écarte la naissance des sentiments nationaux et oblitère même les appartenances religieuses. On l'a vu de manière particulièrement claire au Rwanda où un génocide ethnique s'est produit alors que le pays était un des plus largement christianisés du continent : l'appartenance religieuse était demeurée un sentiment sans doute superficiel. Les choses n'évolueront sans doute que lentement. Historiquement c'est l'urbanisation qui, en induisant un mélange des populations qui vivaient en groupes séparés dans les zones rurales, est généralement à l'origine de la "désethnicisation" : les premiers nationalismes ont été ceux des cités-Etat grecques ou italiennes voire allemandes, et les nationalismes en Europe sont nés des bourgeoisies citadines et ont été seulement ensuite imposés aux zones rurales. Or en Afrique cette urbanisation est récente et anarchique, la ruralité et donc "l'esprit de clocher" demeurent encore prégnants.

 

Conclusion

Il faut se garder de lire ce qui précède comme constituant l'indication d'une régression des relations vers une sorte de "tribalisation du monde". Certes on peut avoir l'impression qu'aux grands conflits mondiaux du XXème" siècle, dont les origines nationalistes ne font pas de doute, auraient succédé une multitude de conflits intra-étatiques à base religieuse ou ethnique. Cependant la recrudescence des conflits identitaires pourrait bien au contraire être le dernier sursaut de populations entrant dans un monde globalisé qui nie leurs spécificités et ne leur propose aucune alternative. Le cas particulièrement net pour le monde arabo-musulman dont l'échec politique (pas de démocratie, pas de sociétés consensuelles, pas de victoire face à Israël), économique (pas de réel développement) et social (injustices sociales criantes, pauvreté toujours étale, voire aggravée) est patent, mais où des médias omniprésents renvoient l'image d'un monde occidental prospère et faisant ses délices d'un mode de vie auxquels les sociétés arabo-musulmanes aspirent tout en les ayant en horreur. Ce genre d'aliénation et de frustration n'est pas nécessairement l'indice d'une régression : elles pourraient aussi bien être le signe d'un passage douloureux mais inévitable à une nouvelle étape du développement historique. Au demeurant et dans le même temps, voire dans les mêmes pays où l'on voit se développer des revendications ethniques, on note un engagement dans des organisations d'intégration régionales (ALENA) voire supranationales (UE). Les conflits identitaires ne sont ni une fatalité ni une généralité; mais peut-être continueront-ils à exister longtemps.

 

Ex-cursus, appendice ou conclusion :

 

La question de fond qui se profile derrière les conflits ethiques est finalement celle de la diversité culturelle. On constate en effet de par le monde un double mouvement : d'une part la diversité culturelle n'a jamais été aussi abondante grâce aux moyens de communication moderne qui permettent d'avoir accès aux images, musiques, oeuvres d'art et expressions culturelles des autres parties du monde, d'autre part, ces mêmes moyens de communication favorisent une standardisation des oeuvres culturelles de plus en plus forte. On estime par exemple que la moitié des langues minoritaires auront disparu dans les 50 années qui viennent.

 

Cette standardisation des oeuvres culturelles profite aux machines de production qui bénéficient des plus importantes économies d'échelle et donc avant tout à l'industrie culturelle américaine. Les taux de pénétration du cinéma américain progressent partout dans le monde avec quelques rares exceptions (Inde Corée, Egypte). Elle implique aussi une réduction de l'offre culturelle en termes de diversité : c'est ainsi qu'on privilégie les oeuvres susceptibles du meilleur rendement économique au détriment des autres (par exemple les livres qui pourraient être adaptés au cinéma ou à la télévision au détriment de ceux qui n'ont pas cette perspective). Les produits sont ainsi à la fois de moins en moins nombreux et de plus en plus diffusés (notamment par le concept de "produits dérivés" qui permettent par exemple à un film de multiplier ses recettes par la vente de jouets ou d'autres produits qui s'en inspirent). La standardisation est sans aucun doute le vecteur d'un appauvrissement culturel, du moins si l'on considère que les notions d'originalité, de gratuité, de personnalité sont essentielles à l'expression artistique. Elle devrait se poursuivre d'autant plus que les "producteurs culturels" sont en voie de concentration constante : AOL Time Warne; VU, Viacom, Newscorps, Bertelsmann, Disney, Sony, représentent aujourd'hui l'essentiel de l'audiovisuel mondial. Même en France, l'industre du livre est désormais presqu'entièrement entre les mains du groupe Hachette. r

 

La question a été posée en termes commerciaux  lors des négociations de l'Organisation Mondiale du Commerce, et plus particulièrement pour la définition du "compromis de Marrakech" à la fin de l'Uruguay round (1986-1994) que l'on a parfois considéré comme la victoire des partisans de l'"exception culturelle" en ce qu'il est admis que la culture n'est pas une marchandise comme une autre, que les Etats peuvent mener les politiques culturelles qu'ils souhaitent car les nations ne doivent pas être privées de leur capacité à se représenter au profit de la diffusion de produits commerciaux qui seraient pour elles des éléments étrangers. Cependant ce compromis est fragile et susceptible de diverses interprétations.

 

Pour les Etats-Unis, par exemple, la définition de la "culture" est restrictive et limitée aux seules expressions "traditionnelles" (grande musique, théâtre, opéra, danse) à l'exclusion des industries du divertissement ("entertainment") telles que le cinéma, la télévision etc. et donc les politiques culturelles publiques nationales -un terme qui n'a guère de sens aux Etats-Unis où le "National Edowment for the arts" qui est l'équivalent de notre ministère de la culture, ne s'occupe que des expressions culturelles traditionnelles précitées- seraient des mesures protectionnistes pures et simples, devant être démantelée à terme. Il est vrai que l'industrie culturelle est aujourd'hui le premier poste des exportations américaines, alors que les Etats-Unis sont en déficit commercial constant depuis au moins 30 ans.

 

Le débat se déplace aujourd'hui vers l'UNESCO qui devrait élaborer une convention internationale pour la sauvegarde de la diversité culturelle, un concept auquel les Etats-Unis sont absolument opposés, une opposition qu'ils auront les moyens de soutenir à partir de l'automne 2003, qui devrait voir leur retour à l'UNESCO, dont ils avaient cessé de faire partie depuis plus de 10 ans pour des raisons politiques. Le concept de diversité culturelle est important pour comprendre une partie au moins des conflits ethniques qui sont aussi un réflexe de défense par les peuples de leur légitime identité.

 


 

[1] Comme le note Edgar Morin dans « Penser l’Europe » (Ed Gallimard rééed 1990 p. 50) : « les traités de Westphalie (1648) établissent un « modus vivendi » à partir duquel dorénavant l’Etat national primera sur la Religion, ce qui lui permettra d’établir sa propre religion »

[2] C’est ce qui explique que le phénomène intégriste soit relativement nouveau dans l’histoire des religions, même si on peut lui trouver des parallèles : par exemple la naissance du protestantisme au XVIème siècle est également en lien avec le traumatisme d’une modernisation sociale et technique qui a emporté la tentation d’un « retour aux sources » chrétiennes en réaction à un catholicisme qui épousait trop bien l’esprit du temps (penser à la Rome pontificale qui avait sombré dans une sorte de paganisme à l’imitation des sources de la culture antique qu’on redécouvrait à l’époque). Nietzsche est l’un des premiers à avoir mis en évidence (pour la regretter) ce caractère originellement très « réactionnaire » de la Réforme luthérienne. La différence fondamentale avec les mouvements intégristes modernes vient de ce que la Réforme ne cosntituait pas une protestation contre la modernisation de la société (au contraire il y a des aspects très modernes voire pré-démocratiques chez les Réformateurs), mais une volonté de changer l’orientation religieuse d’une société qui devait selon eux rester idéologiquement monolithique : la Genève de Calvin est tout autant théocratique que la Rome pontificale de l’époque, simplement elle n’obéit pas à la même théologie. Au contraire les intégristes modernes se définissent comme des minorités réagissant contre des sociétés en voie de sécularisation.

[3] Sur ce thème on lira avec intérêt dans les actes du colloque « Nations et Saint-Siège au XXème siècle », sous la direction d’Hélène Carrère d’Encausse et Philippe Levillain, publiés chez Fayard en octobre 2000 l’intéressante contribution d’Henry Laurens « Le Vatican et la question de la Paletine ».

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