Fiche de lecture : Le monde privé des ouvriers, hommes et femmes du Nord, identité de sexe et idenité familiales
Entre 1980 et 1985, Olivier Schwartz, alors enseignant dans le
Nord-Pas-de-Calais et aujourd’hui Professeur de Sociologie à l’Université de
Marne-la-Vallée, a choisi de vivre dans une cité ouvrière du bassin minier du
Nord de la France pour y faire une enquête sur ce qu’il a intitulé Le monde
privé des ouvriers, Hommes et Femmes du Nord, livre paru en 1990, comme
résultat de cette période d’immersion dans le milieu ouvrier.
Sa volonté était d’étudier « les formes et les
statuts de l’espace privé dans la classe ouvrière »,
donc plus précisément le couple, la famille, qui est le lieu fondamental de la
vie privée, le rapport entre les sexes, les sources de cohésion mais aussi les
conflits. Pour cela, il a rencontré et interviewé un échantillon d’environ
quatre vingt dix personnes, toutes habitant cette cité, qu’il a pu côtoyer grâce
à une enseignante habitant dans cette cité et membre du PC, ainsi que grâce à
une forte implication dans la vie locale, notamment en participant à
l’Association des Locataires des Ilôts.
Cet ouvrage nous permet d’étudier plus
précisément comment les ouvriers du début des années 80 construisent leur
identité masculine ou féminine, quelle place ils donnent à leur foyer, leur
famille, comment ils développement leur identité familiale, et surtout de
comprendre l’évolution de ces phénomènes entre la période minière et celle du
chômage de masse en passant par les 30 Glorieuses qui ont induit des changements
significatifs.
Nous allons voir que l’identité des ouvriers se
construit maintenant moins dans le travail que dans la sphère privée, et plus
particulièrement dans la famille, et que la forte division des rôles dans ce
milieu est en partie remise en cause par les ouvriers en phase d’ascension
sociale.
I. L’identité des ouvriers se construit aujourd’hui de moins en moins dans le
travail que dans la sphère privée
1. Le travail est toujours
source de légitimation sociale mais une distanciation s’est opérée
La cité ouvrière du Nord dans laquelle Olivier SCHWARTZ a passé cinq
années de sa vie est très fortement marquée par le passé minier de cette région.
Même si les mines étaient quasiment toutes fermées, la grande majorité des
ouvriers qu’il a rencontrés sont nés dans un coron et y ont parfois travaillé
étant jeunes, suivant en cela les traces de leur père, oncle et grand-père. Ils
ne sont aujourd’hui plus mineurs et n’habitent plus dans un coron, mais leurs
mentalités sont fortement imprégnées de cette époque caractérisée par un fort
sentiment et une solidarité de classe, par un cloisonnement ouvrier et surtout
par un assujettissement au travail.
En effet, dans le modèle ouvrier et minier
traditionnel, le travail était l’élément capital de la légitimation de l’homme
et de la construction de son identité masculine : pour être reconnu dans la
société et obtenir une réelle légitimité, l’homme devait prouver qu’il était
toujours prêt à se dépenser sans compter dans son travail. Le primat était sans
conteste donné à l’effort, à la virilité du travail, ce qui se manifestait par
la référence morale de la figure héroïque du travailleur et l’installation du
salaire au rendement dans les mines. Pour assurer la subsistance de sa famille,
le mineur devait toujours travailler davantage et s’impliquer dans son travail.
On voit déjà que la légitimation de l’homme dans la sphère familiale passait par
le degré d’implication dans le travail puisque c’est lui qui conditionnait le
niveau de revenu et donc le niveau de vie de toute la famille. La légitimité
obtenue par le travail était si forte que les mineurs ne surent que faire lors
de l’apparition des premiers congés payés « Alors, les congés payés, on restait
tranquillement chez nous, à bricoler, à travailler dans les champs…On était
tellement habitués à travailler qu’on n’aimait pas s’habiller pour aller se
promener ».
Malgré la fin de l’ère minière, le travail est
resté la première source de légitimation sociale de l’homme, mais l’arrivée
d’une société de consommation a donné davantage de place au foyer, comme nous
l’étudierons dans le prochain paragraphe, et une distanciation dans le rapport
au travail est observée. En effet, le travail permet toujours une légitimité
sociale et la construction de l’identité masculine, puisque c’est davantage eux
qu’il touche, mais cette légitimité sociale n’est plus tout dans la vie de
l’homme. On peut dire que le travail est concurrencé par la vie privé ce qui
conduit à des niveaux de légitimité différents, nommés par Olivier SCHWARTZ
« légitimité restreinte » lorsque la distanciation est forte à cause de la
pénibilité de la tâche, ou « légitimité haute » pour les ouvriers qualifiés qui
retirent davantage de fierté grâce à l’autonomie dont ils disposent, mais
toujours avec une plus forte distanciation, les projets et perspectives
d’évolution se trouvant dans la sphère privée. De plus, sans travail, la
légitimité de l’homme est remise en cause, aussi bien dans sa vie sociale que
familiale. Aujourd’hui, on se protège davantage du travail en donnant davantage
d’importance à la vie familiale dans laquelle les individus construisent leur
identité.
2. Le foyer joue aujourd’hui
un rôle de plus en plus important dans la construction des identités
Dans le milieu ouvrier, la famille a toujours été un endroit
capital, ce qui provient de la politique paternaliste des mines qui
fournissaient aux ouvriers un logement de fonction. Longtemps inscrite dans une
communauté, le coron, on assiste depuis l’avènement de la société de
consommation à un repli sur la sphère privée, ce qui se poursuit pendant la
période de chômage de masse, le foyer étant un lieu refuge. En effet, la famille
est le lieu réparateur du travailleur, protecteur des biens familiaux, où se
construisent les identités de sexe notamment. La société ouvrière est de plus en
plus structurée par la famille, caractérisée par un mariage jeune, l’arrivée
rapide des enfants, la division traditionnelle des rôles. Elle permet de créer
des liens entre les sexes (couple), des liens de parenté (avec les enfants, mais
aussi avec la génération précédente) ainsi que de préserver le passé et de
préparer l’avenir.
La relation au travail ayant aujourd’hui perdu de l’importance au
profit de la sphère privée, le familialisme ouvrier se développe car il est vu
comme une forme de protection contre les agressions extérieures (cela se
manifeste surtout chez les hommes touchés par le chômage : la famille devient
l’espace amortisseur du chômage puisqu’elle leur permet de se trouver une autre
légitimité, de se construire une autre identité, celle de procréateur par
exemple), un espace de construction de soi, un cadre permettant d’accéder à des
identités légitimes, les identités de sexe, bien distinctes entre hommes et
femmes, le modèle traditionnel de division des tâches y étant très prégnant, ce
que nous développerons davantage dans une seconde partie. La précipitation dans
le mariage des enfants de mineurs s’explique par la volonté de s’affranchir du
joug parental, de se réapproprier leur propre vie, d’accéder à un vrai rôle, une
réelle légitimité et reconnaissance sexuelle et sociale. Le mariage est pour les
femmes « le programme le plus crédible de réalisation personnelle »
puisque c’est leur seule alternative. Cette volonté d’accéder à une légitimité
et de se construire sa propre identité se retranscrit également dans la
fécondité précoce, l’enfant arrivant dans la foulée du mariage et non avec une
période d’attente comme dans les autres classes sociales. En effet, devenir
parent permet la construction de l’identité sexuelle d’Homme ou de Femme et
d’accéder à un véritable statut, de Père ou de Mère. C’est d’autant plus
important pour les femmes que la plupart d’entre elles arrêtent de travailler
après leur mariage. Le taux d’activité féminin de la Cité étudiée, et plus
généralement de la région Nord Pas de Calais était au début des années 80 le
plus faible de France. Ceci est également vrai pour les hommes, notamment les
inactifs qui trouvent dans cette parentalité leur seule gratification, leur
seule légitimité sociale puisqu’ils ne bénéficient plus de celle conférée par le
travail.
Le foyer est donc devenu le lieu de construction
des identités sexuelles et sociales par l’obtention du statut de parents, mais
aussi la sphère des accomplissements, surtout pour les hommes qui y trouvent des
éléments de fierté comme les enfants et peuvent s’y épanouir par le bricolage ou
le jardinage, mais aussi le lieu de construction des identités sexuelles par la
forte division sexuelle des rôles qui y règne.
II. La prégnance de la division des rôles dans ce milieu est en partie remise en
cause par le changement de statut social des ouvriers
1. L’identité sexuelle qui
atteint son point d’orgue au sein du couple et est matérialisée par la division
des rôles entre les sexes
« Il est des continuités (…) qui traversent de haut en bas tout
l’ensemble des familles : ce sont celles qui tiennent à la division des rôles
entre les sexes, à l’aménagement des espaces masculin et féminin dans le
couple ».
Les rôles sont en effet clairement séparés, la femme étant en charge des travaux
domestiques et de la gestion du budget, tandis que l’homme travaille et remet sa
paie à son épouse. Chacun remplit les obligations statutaires liées à son sexe.
Revenir plus en détail sur les rôles de chacun
semble important pour comprendre la construction de leur identité au sein du
couple, plus précisément dans la persistance de ce modèle traditionnel de la
division des tâches. La femme a donc en charge le foyer, c’est à dire qu’elle se
doit d’assurer le quotidien, assurer une fonction nourricière, mais aussi de
protéger le foyer par la gestion le budget et des contraintes financières. Son
autre domaine de prédilection est la maternité, le rôle de la femme étant de
s’occuper des enfants et d’assurer leur éducation. Elle se définit donc en
premier lieu comme mère, c’est pourquoi beaucoup d’entre elles refusent
d’utiliser les moyens de contraception aujourd’hui à leur disposition car cela
leur enlèverait leur identité de procréatrice, sans qu’elles ne disposent
d’aucune autre identité refuge. Selon Olivier SCHWARTZ, ce refus de la
contraception montre qu’« elles oscillent entre une ancienne puissance, qui les
constitue toujours essentiellement mais qui équivaut aussi à un destin
angoissant, et un droit nouveau, plus protecteur, mais qui se paie de
renoncements plus vifs de ce qu’elles sont, d’une certaine culpabilité et d’une
peur du vide ».
Il est donc programmé pour les femmes de rester à la maison pour s’occuper des
enfants, ce qui n’est pas vécu comme un destin malheureux, mais comme la norme.
Cela leur permet de se créer une identité sexuelle dans la logique de celle de
leurs mères et non en contradiction avec leurs valeurs, ainsi que d’être
reconnues socialement par leurs pairs. Les hommes ont quant à eux comme devoir
de travailler pour permettre de faire vivre leur foyer, mais n’ont pas à se
préoccuper des contingences matérielles, une certaine délégation de pouvoir
s’opérant dans le foyer puisque c’est la femme qui tient le budget. L’homme se
pose donc davantage en demandeur dans le sens où le foyer a une tradition
réparatrice et garantit la réalisation des désirs masculins, tandis que la femme
en a la responsabilité.
On constate donc que le clivage entre les rôles
féminin et masculin est très prégnant dans les familles ouvrières car l’identité
attribuée à chaque sexe est clairement définie et ne permet pas d’échange ni de
mobilité. Il y a une sorte d’« imprenabilité » du masculin par le féminin et
inversement. Il paraît impossible aux hommes, et même aux femmes, qu’elles
puissent pénétrer dans la sphère masculine, c’est-à-dire qu’elles travaillent,
s’approprient l’autorité et refusent les tâches domestiques car cela serait vu
comme le retrait de la légitimité masculine et donc une atteinte à leur
identité. Il est donc possible d’affirmer que les identités de sexe se créent en
opposition à l’identité de l’autre et au refus d’un quelconque empiétement sur
celle-ci. D’ailleurs, ce qui est vu par l’homme comme la remise en cause de son
autorité par la femme, débouche parfois sur de la violence. Cette violence
physique peut aussi apparaître quand l’homme a l’impression que la femme
n’assume plus pleinement son rôle domestique ou lorsque la femme se sent
dépossédée d’une partie de ses attributions, comme l’éducation des enfants.
La division si marquée des rôles et des
territoires masculins et féminins crée également des souffrances, car elle
entrave la communication entre les sexes mais peut accentuer les divergences. De
même, le déséquilibre parfois ressenti par la femme entre le don permanent et
l’attente de ce don sans retour par l’homme la conduit à renier son identité
construite dans le mariage et la fécondité dans la recherche du rapport à la
mère, où elle se retrouve à nouveau en position de fille réceptrice. Toutefois,
cela ne conduit pas à la remise en cause par les générations suivantes de ce
modèle, ce qui montre à quel point il est totalement ancré dans les mentalités.
Seules les familles entrées dans un processus d’ascension sociale amorcent cette
remise en cause, ce qui n’exclut pas certains risques.
2. Le phénomène d’ascension
sociale s’accompagne parfois d’une détraditionalisation, ce qui n’est pas sans
risque pour le couple
Dans le dernier chapitre intitulé « Désir et famille », Olivier
SCHWARTZ présente de manière plus détaillée deux familles ouvrières résidant
également dans la Cité des Ilôts, mais étant dans un processus d’ascension
sociale, ce qui se manifeste notamment par leur logement pavillonnaire, mais
surtout par un phénomène de détraditionalisation.
Contrairement aux autres familles ouvrières qui répondent
parfaitement aux caractéristiques qui ont été évoquées dans le développement
précédent dans la construction de leur identité de sexe, et qui ne remettent pas
en cause cette division traditionnelle des tâches en fonction du sexe, ces
familles tentent de s’affranchir en partie de ce modèle. Cette volonté est
notamment présente chez les femmes qui ne veulent plus construire uniquement
leur identité dans le foyer, mais qui cherchent une légitimation sociale hors de
la famille. Cela se voit dans le nombre croissant de femmes qui décident de
travailler, ce projet étant parfois même partagé par l’homme puisque l’ascension
sociale ne peut que passer par le travail féminin. Cela peut n’être dû qu’à une
vision pragmatique de l’existence, à la nécessité d’apporter un second salaire
au ménage pour financer l’ascension sociale, mais c’est aussi l’occasion pour le
couple de changer de mode de vie et surtout de rompre avec la norme ouvrière, ce
qui est déjà un élément de valorisation et d’ascension. Pour certaines femmes,
le travail est clairement perçu comme le seul moyen d’affranchissement dont
elles disposent pour sortir du carcan familial car elles veulent se défendre
face à la société grâce à leurs propres forces. Rompre avec la tradition du
foyer peut également passer par une volonté de se tourner vers l’extérieur,
domaine réservé à l’homme et pas accessible à la femme. Mais en règle générale
les familles recherchant l’ascension sociale préfèrent l’isolement car elles
refusent de garder des relations avec le milieu dont elles tentent de sortir,
mais n’ont pas encore les moyens d’en avoir avec le milieu qu’elles visent.
Toutefois, cette volonté de la femme de sortir du foyer, domaine qui
lui est traditionnellement assigné, n’est pas sans risques sur la cohésion du
couple. En effet, malgré une grande solidité fondée sur la même perspective
d’évolution pour la famille, des points de discorde apparaissent le plus souvent
au sujet du travail féminin et plus généralement de l’autorité et de la
présence. La plupart des hommes craignent de ce bouleversement que leur femme
déserte le foyer pour l’extérieur et donc qu’elle cesse de combler leurs
moindres désirs. D’ailleurs la condition sine qua non à l’acceptation de
l’activité féminine est que rien ne change dans le fonctionnement du foyer, la
femme devant continuer de s’acquitter de son domaine traditionnel en sus de son
activité professionnelle. Pour certaines familles en ascension sociale, ce
phénomène de détraditionalisation n’est même pas envisageable car la division
des rôles au sein de la famille est vue comme le facteur qui a permis le progrès
et la réussite. Pour conclure en revenant sur l’exemple des deux familles
auxquelles il consacre le dernier chapitre de son livre, l’éloignement de la
norme familiale ouvrière fondée sur la « fonction structurante de la famille
ouvrière (…) Aire garantie, fondement d’être et d’avoir, elle constitue un pivot
fondamental des existences »
peut provoquer une déstabilisation des personnages dans un premier temps, mais
qui peut ensuite leur donner la possibilité de s’émanciper.
Cet ouvrage d’Olivier SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers,
Hommes et femmes du Nord, nous permet de mieux cerner les mécanismes de
construction des identités sexuelles, familiales et sociales du monde ouvrier du
début des années 80, en montrant à quel point ce milieu social est encore
imprégné de la représentation traditionnelle de la division des sexes et de la
séparation des domaines masculins et féminins, ce qui fait que l’identité
sexuelle ne se choisit pas, ne se construit pas volontairement mais s’inscrit
simplement dans la lignée des générations précédentes sans remise en cause de ce
mode de légitimation de l’homme ou de la femme. Seules la place du foyer dans
les représentations masculines et donc l’identité familiale ont connu une
évolution grâce à la moindre importance accordée au travail au bénéfice de la
famille qui recueille les projets d’avenir. Toutefois, ces conduites ne sont pas
complètement figées puisque l’on observe chez les familles en phase d’ascension
sociale une amorce de critique de ce traditionalisme qui se traduit par un plus
fort taux d’activité féminine. Reste à savoir si ces comportements ont évolué en
vingt ans dans une société réclamant de plus en plus l’égalité entre les sexes,
ce qui permettrait également d’évaluer le niveau de traditionalisme et de
perméabilité de la société ouvrière du Nord.