L'Angleterre (1890-1914) : du splendide isolement aux alliances de guerre

 

                                                 

Le 4 août 1914 à 23h, un télégramme est transmis des bureaux de l'Amirauté à toutes les unités de la Royal Navy : "Commence hostilities against Germany".

 

Comment se fait-il qu'un pays qui tout au long du XIXème siècle a appliqué la doctrine de l'isolement diplomatique se retrouve engagé dans une guerre européenne et, qui plus est, aux cotés de la France républicaine et de la Russie autocratique face à l'Allemagne dont l'empereur n'est autre que le petit-fils de la grande reine Victoria ?

 

Pour expliquer cette évolution et la nuancer il faudra étudier d'abord si l'on peut parler de la fin du « splendide isolement » de 1890 à 1902, puis comment la Grande-Bretagne cherche les avantages de l'amitié sans les risques de l'alliance de 1902 à 1907 et finalement les raisons d'une entrée en guerre non contrainte par des alliances.

 

Après l'échec de la quadruple alliance née du congrès de Vienne, en 1815, le Royaume-Uni adopte la doctrine de l'isolement diplomatique dont un des initiateurs est Lord Palmerston qui dirige le Foreign Office de 1830 à 1841 et de 1846 à 1852 puis est Premier ministre presque sans interruption de 1855 à sa mort en 1865. Lord Parlmerston applique trois grands principes en politique étrangère : le premier est le refus de toute alliance conclue en temps de paix qui pourrait la contraindre à faire la guerre, ensuite le Royaume-Uni respecte les régimes existants et n'intervient donc pas dans les affaires intérieures des autres Etats, le troisième principe stipule qu'une hégémonie d'un pays sur le continent doit être évitée car elle mettrait en danger la suprématie anglaise.

 

La Grande-Bretagne refuse d'entrer dans le jeu diplomatique européen qui pourrait l'entraîner dans des conflits où ses intérêts ne seraient pas directement menacés. Ainsi, alors que sur le continent domine la Realpolitik bismarckienne, une politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l'intérêt national, le Royaume-Uni fonde sa diplomatie sur de grands principes forts.

 

On peut citer comme exemples de cet isolement l'attitude expectative de la Grande-Bretagne lors du printemps des peuples de 1848 et ses conséquences comme la guerre austro-sarde de 1849, tout comme les victoires prussiennes sur l'Autriche à Sadowa en 1866 et sur la France à Sedan en 1870 ne déclenchent aucune réaction de la part de la Grande-Bretagne.

 

Pourtant, il existe de nombreuses exceptions à cette ligne de conduite qui peuvent faire penser qu'à la fin du XIXème siècle, le "splendide isolement" est plus proclamé, qu'appliqué à la lettre. Lors de la guerre de Crimée de 1853 à 1856 la Grande-Bretagne s'engage aux cotés de la France pour mettre un frein à l'expansionnisme russe et garantir la sécurité des détroits, et à partir des années 1890 la Grande-Bretagne semble se rapprocher des puissances continentales. De fait quand Chamberlain affirme le 21 janvier 1896 devant la Chambre des Communes que "même isolée l'Angleterre demeure splendide" créant ainsi l'expression "splendide isolement", cette doctrine est déjà largement dépassée.

 

Qu'est-ce qui à la fin du XIXème siècle  pousse la Grande-Bretagne à sortir de l'isolement? En 1902 lors de la conférence coloniale, Chamberlain décrit la Grande-Bretagne comme un "Titan fatigué", c'est un Titan car elle a le plus grand empire de tous les temps, elle est maîtresse de tous les océans : Britannia rules the waves, et ses ambitions sont à l'échelle du monde. Toutefois les Britanniques sont habités par le sentiment persistant d'un déclin inexorable de la puissance anglaise, sentiment dû pour une part à la perte de puissance de l'aristocratie victorienne qui sent que l'âge d'or s'est pour elle achevé avec la mort de la reine en 1901, et avec le départ en 1902 de lord Salisbury, le dernier Premier ministre choisi parmi la Chambre des Lords.

 

Le déclin de la Grande-Bretagne semble aussi se manifester par son incapacité à régler durablement la question irlandaise qui divise aussi bien les libéraux que les conservateurs. De plus, les troubles dans les colonies alimentent le sentiment que le Royaume-Uni est un "Titan fatigué" qui a de plus en plus de mal à maintenir l'ordre et à s'étendre comme le montre la guerre des Boers difficilement gagnée malgré la faiblesse de l'adversaire.

 

La concurrence extérieure sur le plan économique est inquiétante, en 1897 l'économiste Williams dénonce l'invasion des produits manufacturés allemands en Grande-Bretagne dans son ouvrage Made in Germany qui a un très fort écho dans la population. Qui plus est le déficit commercial du Royaume-Uni ne cesse de croître et le pays semble en retard face à l'Allemagne dans les secteurs de pointe comme la chimie et face aux Etats-Unis au niveau quantitatif. Sur le plan intérieur la Grande Dépression qui commence en 1873 montre aux Britanniques que la croissance n'est pas infinie, qu'elle obéit à des cycles, et la crise engendre des tensions sociales de plus en plus fortes. Et comme l'agriculture du Royaume-Uni ne peut nourrir ses habitants que 150 jours par an, la survie de la Grande-Bretagne passe par le contrôle des mers qui permet l'acheminement sans danger des produits agricoles vers les îles britanniques.

 

Or la concurrence internationale se fait de plus en plus sentir et le Royaume-Uni doit faire face aux ambitions grandissantes des autres puissances européennes comme la France qui étend son empire colonial en Afrique et s'oppose au projet britannique de relier le Cap au Caire. Un autre danger se profile à travers l'expansionnisme russe qui menace directement les intérêts britanniques au Moyen Orient, en Inde et en Extrême Orient. Le rapprochement franco-russe amorcé en 1891 souligne la nécessité de sortir de l'isolement pour ne pas assister au déclin sans réagir face à des concurrents qui s'allient.

 

Finalement, on ne peut pas dire que l'isolement diplomatique du Royaume-Uni soit d'une nature différente de la Realpolitik car il est dicté par les intérêts du pays plus que par des principes abstraits. En effet tant que les intérêts de la Grande-Bretagne maîtresse des mers ne sont pas directement menacés, elle s'isole et sort du jeu diplomatique européen, mais quand dans les années 1890 les menaces sont plus claires la Grande-Bretagne rentre dans le jeu diplomatique européen et extrême-oriental pour la sauvegarde de ses intérêts. L'isolement semble plus calculé que "splendide" et il n'est donc pas très étonnant que la Grande-Bretagne se rapproche des grandes puissances européennes quand le besoin s'en fait sentir à la fin du XIXème siècle.

 

Pour sortir de l'isolement, la Grande-Bretagne commence dans les années 1890 à envisager de se rapprocher de grandes puissances européennes, d'abord avec l'Allemagne sous l'influence grandissante de Chamberlain qui est ministre des colonies à partir de 1895 et est une figure incontournable du Cabinet jusqu'à sa démission en 1903. Joseph Chamberlain est convaincu qu'il existe des "affinités raciales" entre Anglais et Allemands, et donc qu'il devrait exister une alliance naturelle entre le Royaume-Uni et l'Allemagne. L'alliance avec l'Allemagne permettrait de contrer la Russie en Europe et en Extrême orient et de surveiller la France qui a été durant tout le XIXème siècle l'élément instable de l'Europe.

 

En 1898, Chamberlain ouvre des négociations avec l'Allemagne à titre personnel, les négociations officielles s'ouvrant en 1901. Toutefois les Allemands demandent au Royaume-Uni d'entrer dans une alliance formelle, de créer une nouvelle Quadruple Alliance composée de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de l'Italie et de la Grande-Bretagne. Cette attitude est typique de la diplomatie allemande post-bismarckienne voulant rompre avec une diplomatie de la nuance, du compromis, les dirigeants allemands pour des motifs d'ordre intérieur mènent une politique étrangère "cassante", où l'on peut clairement identifier les ennemis des alliés. L'Allemagne s'obstine à demander une alliance avec la Grande-Bretagne alors que, comme le fait remarquer Henry Kissinger, "ce n'était pas une alliance qu'aurait dû demander la Grande-Bretagne mais une neutralité bienveillante en cas de guerre continentale", l'Allemagne était suffisamment forte militairement pour ne pas avoir besoin d'une alliance offensive avec l'Angleterre. Dès lors, toutes les négociations entre 1898 et 1914 avec l'Allemagne échouent car la Grande-Bretagne ne veut pas accorder une alliance qui l'obligerait à entrer en guerre sur le continent européen et l'Allemagne exige cette alliance.

 

L'attitude arrogante de la diplomatie post-bismarckienne en Allemagne est donc à l'origine de l'échec de toute entente anglo-allemande. Face à Hatzfeld, l'ambassadeur allemand à Londres qui plastronne et estime que l'Angleterre ne peut pas se passer d'une alliance avec l'Allemagne sous peine d'être dangereusement isolée, Lord Salisbury répond dans le mémorandum du 29 mai 1901 : "Il ne serait guère avisé de notre part de nous attirer des obligations nouvelles et extrêmement lourdes dans le but de nous prévenir d'un danger dont nous n'avons aucune raison de croire par notre expérience historique qu'il existe". Il est alors évident que le Royaume-Uni recherche "les avantages de l'amitié sans les risques de l'alliance" pour reprendre l'expression de Paul Kennedy, c'est en voulant forcer le Royaume-Uni a entrer dans une alliance formelle que l'Allemagne fait échouer toute tentative de rapprochement.

 

La France va adopter une attitude totalement différente sous l'impulsion de Théophile Delcassé, ministre des affaires étrangères de la France de 1898 à 1905. Delcassé a compris que la France ne doit pas exiger d'alliance avec la Grande-Bretagne mais qu'il faut que celle-ci se rapproche de l'Angleterre par paliers dans le cadre de la politique française d'encerclement de l'Allemagne. Ce rapprochement découle paradoxalement de la crise de Fachoda en 1898 qui avait vu les deux pays proches de la guerre poussés par des opinions publiques belliqueuses. Suite à cet incident, les partis colonialistes des deux cotés de la Manche comprennent qu'un accord est souhaitable pour mettre fin aux rivalités coloniales des deux plus grands empires, il semble meilleur de régler les différends par une convention que par les armes. La politique de Delcassé reçoit un accueil très favorable outre-Manche, de la part du roi Edouard VII et de son entourage, en dépit des réticences d’une aristocratie britannique plus attirée vers ses parentés allemandes.

 

Le 8 avril 1904 est signée La convention entre le Royaume-Uni et la France concernant Terre-Neuve et l'Afrique centrale et occidentale, cet accord est le point d'orgue d'une période de réchauffement des relations franco-britanniques marquée notamment par la visite d'Edouard VII à Paris en 1903 et celle du président Loubet à Londres en 1904. C'est un accord de troc : "en un mot nous vous donnons l'Egypte en échange du Maroc" aurait-dit Paul Cambon, le trèe capable ambassadeur de France à Londres pendant les négociations.

 

D'un autre coté, les opinions publiques penchent pour un rapprochement avec autant de force qu'elles poussaient à la guerre en 1898, c'est ainsi que pendant la visite du Président Fallières en 1908, certains Londoniens en voyant les bannières tricolores marqués RF pour République Française veulent y lire les initiales de Real Friends. C'est cette même année que se tient près de Londres l'exposition franco-britannique qui vise à resserrer les liens entre les deux cotés de la Manche.

 

Pour la France ce rapprochement avec la Grande-Bretagne est le début d'un processus qui mène à une alliance, mais malgré les espérances française, l'Entente cordiale ne présage en rien une alliance de guerre du coté des Britanniques. La Grande-Bretagne refuse toujours de s'engager dans une alliance qui la contraindrait à entrer dans un conflit continental pour soutenir la France face à l'Allemagne comme le souligne un haut responsable du Foreign Office : "Balfour n'a aucune idée de ce que l'on peut attendre d'une entente franco-anglaise et est prêt à signer un accord avec l'Allemagne dès demain". L'entente cordiale est un moyen pour les Britanniques de se rapprocher avec la France sans pour autant aller jusqu'à une alliance contraignante.

 

Un exemple de cette différence entre les attentes françaises et ce que consent à accorder le Royaume-Uni sont les conversations secrètes entre Etats-majors de novembre 1912 : la France est en charge de la protection de la Méditerranée tandis que les Britanniques s'occupent des côtes de la mer du Nord et de la Manche. Mais alors que les Français veulent un accord signé et public, les Anglais ne consentent pas à entrer dans une alliance officielle. C'est ainsi que Asquith écrit encore dans son journal le 2 août 1914 (avant-vieille de l'entrée en guerre du Royaume-Uni) : "nous ne sommes tenus en aucune manière de prêter une assistance militaire ou navale à la France ou à la Russie".

 

On peut rattacher cette réticence à s'engager à la tradition du "splendide isolement" mais aussi au fait que selon les règles institutionnelles britanniques c'est le Parlement qui est le seul apte à décider de l'entrée en guerre du pays, et donc, que la conclusion d'une alliance de guerre outrepasse les prérogatives du gouvernement. Le souvenir encore persistant de la guerre des Boers qui a duré trois longues années, a coûté 250 millions de livres et la vie de plus de 25 000 hommes joue aussi dans le refus d'un engagement inconditionnel aux cotés de la France dans une guerre continentale.

 

Lors des discussions relatives à l'Entente cordiale, Paul Cambon avait assuré que la France userait de toute son influence pour qu'un accord anglo-russe satisfaisant soit conclu, de fait la Convention signée avec la Russie le 31 août 1907 semble être une suite logique à l'Entente cordiale. Cette convention avec la Russie est en outre motivée par la pression que commence à exercer l'Allemagne sur la Perse où aussi bien le Royaume-Uni que la Russie ont des intérêts importants ; les Russes, car c'est le chemin le plus direct pour accéder aux mers chaudes, tandis que pour les Britanniques, cette zone est la porte de l'Inde et il ne faut pas qu'elle soit au main d'une grande puissance qui pourrait menacer les possessions anglaises en Inde. La Convention du 31 août 1907 divise la Perse en trois zones : une zone neutre et une zone d'influence pour chaque signataire, elle consacre la suprématie britannique dans le Golfe Persique et le Tibet et l'Afghanistan sont déclarés neutres. En réglant les contentieux coloniaux avec la Russie, la Grande-Bretagne ouvre la voie vers un rapprochement accru entre la Britanniques, Russes et Français.

 

Ainsi dans la première décennie du XXème siècle la Grande-Bretagne se rapproche paradoxalement de la France et de la Russie, deux Etats auxquels elle s'est opposée tout au long du le XIXème siècle.

 

Finalement, la seule véritable alliance de guerre conclue au début du siècle par les Britanniques est l'alliance avec le Japon du 30 janvier 1902 qui sera reconduite et modifiée en 1905 et 1911. Cette alliance stipule à l'origine que si un des deux alliés était attaqué par deux pays, l'autre entrerait en guerre, en outre la Grande-Bretagne accepte d'aider les Japonais à constituer une flotte ouvertement dirigée contre la Russie. Cette alliance surpris les contemporains car comme le fait remarquer Kissinger : "depuis les tractations de Richelieu avec les Turcs c'était la première fois qu'un pays européen allait chercher un allié hors du concert européen."

 

Il est possible d'expliquer cette alliance par le fait qu'elle permet à l'Angleterre de contenir l'expansionnisme russe en Extrême-Orient et les ambitions européennes en Chine à peu de prix tout en ne l'obligeant pas à s'engager militairement contre la Russie. Qui plus est l'alliance avec le Japon permet à la Grande-Bretagne de faire l'économie d'une flotte dans le Pacifique à l'heure des restrictions dans le budget de l'Amirauté.

 

Toutefois cette alliance est paradoxale et dangereuse pour le Royaume-Uni, paradoxale car si avant 1907 il est logique que le Royaume-Uni s'oppose à la Russie et observe une neutralité bienveillante envers le Japon pendant la guerre russo-nipponne de février 1905 à septembre 1905, après la signature d'une entente avec la Russie cette position est étonnante ; une explication à ce paradoxe peut être la concurrence interne au Foreign Office entre le département asiatique et la direction centrale, le département asiatique cherchant à affirmer son autonomie en pesant sur les décisions d'alliances du ministère.

 

Mais cette alliance est aussi dangereuse car si une guerre éclatait entre le Japon et la Russie soutenue par la France, la Grande-Bretagne pourrait se trouver obligée d'entrer en guerre contre la France et la Russie. Pourtant en 1911 la Grande-Bretagne reconduit l'alliance avec le Japon pour 10 ans, insérant néanmoins une clause stipulant qu'un signataire n'entrerait pas en guerre contre un pays avec lequel il a déjà des accords, cette astuce permet à la Grande-Bretagne de concilier son alliance japonaise avec l'accord anglo-russe.

 

Le danger vient aussi de ce que cette alliance oblige la Grande-Bretagne à fermer les yeux sur l'annexion de la Corée, et surtout elle mine les relations entre l'Angleterre et les puissances du Pacifique puisqu'une forte natalité et une industrialisation rapide font que le Japon est à l'étroit sur son archipel et alimentent un courant expansionniste qui menace les anciennes colonies britanniques que sont l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis qui a aussi des ambitions dans le Pacifique occidental.

 

En 1907, la Grande-Bretagne s'est rapprochée de la France et de la Russie mais il n'existe aucune alliance qui puisse la contraindre à entrer en guerre en Europe du coté des Français et des Russes, la seule alliance étant extrême orientale. Or son caractère paradoxal et dangereux semble conforter l'analyse de certains diplomates et hommes politiques qui pensent que signer une alliance contraignante équivaut à prendre le risque d'entrer en guerre pour des questions qui ne concernent pas le Royaume-Uni.

 

 

S'il n'existait pas d'alliances qui contraignaient le Royaume-Uni comment expliquer l'entrée en guerre du 4 août 1914 ? L'attitude allemande, de 1890 à 1914, semble avoir poussé la Grande-Bretagne à accentuer son rapprochement avec la France et la Russie.

 

Le 18 janvier 1896, Guillaume II déclare "Du Reich allemand est sorti le Reich mondial" annonçant ainsi la nouvelle doctrine de la politique étrangère allemande, la Weltpolitik, la politique mondiale. Pour le Kaiser l'Allemagne doit tout faire pour étendre sa puissance dans le monde entier en cherchant à obtenir des colonies en Afrique, des concessions en Chine et en se rapprochant de l'Empire ottoman, la weltpolitik allemande est aussi une politique agressive à l'égard de ses voisins européens. Mais comme le souligne Henry Kissinger : "[Le Kaiser] s'efforça de mener une Weltpolitik sans jamais définir ce terme ni ses rapports avec l'intérêt nationale allemand. Les slogans cachaient l'absence d'idée." Ainsi la politique étrangère de Guillaume II est une politique de puissance absolue, sans limite, sans cadres ou objectifs fixés. Cette politique s'éloigne radicalement du système bismarckien, d'une diplomatie de puissance mais avec des objectifs clairs et limités à l'Europe, qui cherche à isoler diplomatiquement ses adversaires et à ne pas s'opposer à la Grande-Bretagne par ses ambitions coloniales. Bismarck a compris que si l'Allemagne proclamait des ambitions mondiales, elle s'opposerait au Royaume-Uni : "Aussi longtemps que je serai Chancelier nous ne ferons pas de politique coloniale".

 

Cette politique inquiète les Britanniques car, comme le montre le mémorandum de 1907 de sir Eyre Crow, le fait que l'on ne puisse pas déceler de fondement logique à l'expansionnisme allemand constitue un danger permanent pour l'Empire britannique. Or si l'on ne sait pas ce que veulent les Allemands il est difficile de conclure une convention avec l'Allemagne comme avec la France ou la Russie.

S'il veut se donner les moyens de sa Weltpolitik et contenter le groupe industrialo-naval, Guillaume II doit doter l'Allemagne d'une grande flotte de guerre : "Notre avenir est sur l'eau" déclare-t-il, mais cette affirmation s'oppose celle de Salisbury qui avait l'habitude de dire "Nous somme des poissons". Les Britanniques qui ont défini leur politique navale sur le Two powers standard en 1889, posant comme principe que la flotte britannique doit constituer l'équivalent des deux flottes qui la précèdent directement, s'inquiètent de l'expansion navale allemande car elle ne peut pas s'expliquer autrement que comme une atteinte à leur suprématie maritime et Churchill alors Premier Lord de l'Amirauté explique : "La marine est pour l'Angleterre une nécessité; pour l'Allemagne un objet de luxe. Elle est pour nous synonyme d'existence, pour eux, d'expansion". La menace allemande est si vive que Churchill en 1912 remplace le Two powers standard par un critère d'une supériorité de  60% par rapport à la seule flotte allemande.

 

De plus sir Eyre Crowe montre que "la concentration de la plus grande force militaire et de la plus grande force navale dans un seul et même Etat obligerait le monde à s'allier pour combattre un tel cauchemar", l'Allemagne met en danger l'équilibre des forces car elle est à la fois la plus forte puissance militaire et est en passe de devenir une puissance navale de premier rang. Or la hantise du Royaume-Uni depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle est qu'un seul pays puisse prétendre à l'hégémonie continentale. La traversée de la Manche par Blériot en juillet 1909 semble prouver que l'Angleterre est de moins en moins une île, qu'elle est de plus en plus vulnérable face à une puissance qui pourrait contrôler l'autre coté de la Manche. Plus que jamais la Grande-Bretagne se doit d'éviter qu'un seul pays puisse étendre son contrôle sur tout le continent, car si l'Allemagne écrasait la France et la Russie, elle disposerait d'assez de ressources pour pouvoir menacer la puissance britannique.

 

Et ce sont finalement les pressions allemandes lors des crises marocaines de 1905 et 1911 qui vont pousser la Grande-Bretagne à accentuer son entente militaire avec la France. En effet au lieu de créer un coin dans l'Entente franco-britannique, les menaces allemandes n'ont fait que la renforcer comme le prouve l'appui inconditionnel des Britanniques envers les Français lors de la conférence d'Algésiras en 1906.

 

On peut aussi voir que c'est le sens de l'honneur britannique qui a joué dans l'immédiate avant-guerre car la Grande-Bretagne n'était liée par aucune alliance de guerre à la France comme sir Edward Grey le signale à Paul Cambon par de nombreuses notes en 1914. Par conséquent la Grande-Bretagne n'entre pas en guerre à la suite de la déclaration de guerre allemande envers la France le 3 août 1914 mais déclare la guerre à l'Allemagne le 4 août au soir en invoquant comme casus belli le viol de la neutralité belge. C'est ainsi que le 2 août 1914 Paul Cambon s'inquiétait, bien à tort : "Ils vont nous laisser tomber ! Ils vont nous laisser tomber !"

Il serait donc faux de dire que la Grande-Bretagne était tenue juridiquement de déclarer la guerre à l'Allemagne en août 1914 mais moralement elle l'était ainsi que le prouve le discours de Grey le 3 août devant les parlementaire tel qu'il est rapporté par Lord Loreburn : "Cette allocution remarquable commença par une tentative minutieuse de prouver que la Chambre des communes était parfaitement libre de se prononcer pour la paix ou pour la guerre, et se termina sur une déclaration passionnée selon laquelle le pays se déshonorerait s'il ne déclarait pas la guerre." Ainsi la réflexion de Churchill après les conversations entre Etats-majors de 1912 se révélait juste : Quiconque connaît les faits doit estimer que nous avons toutes les obligations d'une alliance sans ses avantages et ,surtout, sans sa définition précise.

En effet si la marine française protègeait la Méditerranée, il semblait déshonorant et déloyal que le Royaume-Uni se refusât à défendre les côtes françaises de la Manche.

 

Dans un télégramme destiné à l'ambassadeur Britannique à Berlin, Grey l'informe des raisons pour lesquelles la Grande-Bretagne doit refuser l'offre de Bethmann-Hollweg qui propose de ne pas employer la marine allemande contre la France si la Grande-Bretagne s'engage à rester neutre : "Pour nous procéder à ce marchandage aux dépens de la France serait une ignominie dont l'honneur de notre pays ne se relèverait jamais." Plus qu'une question d'intérêt, c'est une question d'honneur qui pousse le Royaume-Uni à entrer en guerre contre l'Allemagne

Finalement, le fait qu'il n'existait pas de véritable alliance entre la Grande Bretagne et la France en 1914 a été un facteur d'instabilité aux conséquences dramatiques. En effet, quand les Allemands entrent en guerre ils ne savent pas si la Grande Bretagne prendra part ou non au conflit ce qui les pousse à tenter le sort et comme le juge Sergueï Sazonov le ministre des affaires étrangères russes au début de la guerre : "Je ne puis m'empêcher de penser qu'à mon sens si, en 1914, sir Edward Grey avait annoncé sans ambiguïté que la Grande-Bretagne était solidaire de la France et de la Russie, il aurait sauvé l'humanité de ce terrible cataclysme". D'un autre coté le manque d'alliance formelle entre la France et la Grande Bretagne peut être regardé comme une cause du funeste manque de coordination entre les armées françaises et britanniques car aucun véritable plan commun n'avait été mis en place, ce n'est que le 5 septembre 1914 que le Royaume-Uni, la France et la Russie concluent une véritable alliance de guerre en s'engageant à ne pas conclure de paix séparée avec l'Allemagne.

Sources :

Roland Marx, La Grande-Bretagne et le monde au XXème siècle (chapitres 1 à 3), Paris, Masson, 1986, 239 pages.

Henry Kissinger, Diplomatie (Chapitre 7), Poitiers, Fayard, 2001, 860 p.

Pierre Milza, Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris, Armand Colin, 2003, 167 p.

Christopher ANDREW et Paul VALLET, « L'Entente cordiale et la menace allemande » in L'Entente cordiale dans le siècle, Paris, Odile Jacob, 2004, pages 28-39.

John KEIGER, « La genèse de l'Entente cordiale » in  L'Entente cordiale dans le siècle, Paris, Odile Jacob, 2004, pages 18-27.

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