Le gouvernement paraît déterminé à faire sauter un des verrous les mieux préservés de l'Etat. Devant les quelque 160 élèves des promotions Willy Brandt et Emile Zola de l'Ecole nationale d'administration (ENA) en stage à Paris, Eric Woerth, ministre du budget, et André Santini, secrétaire d'Etat à la fonction publique, ont annoncé, mercredi 24 septembre, la fin du classement de sortie. Une procédure en vigueur depuis la création de l'Ecole, en 1945, qui permet aux élèves de choisir leur affectation selon le rang au concours à l'issue de leur scolarité.
Après la rémunération au mérite et la suppression des barrières entre les trois fonctions publiques de l'Etat, des hôpitaux et des collectivités territoriales, les deux ministres continuent de bousculer les règles traditionnelles de gestion de la fonction publique. Dans leur esprit, cette transformation doit accompagner la réorganisation de l'Etat et de son administration, soumise à une révision générale des politiques publiques.
Le gouvernement s'attaque cette fois à une des citadelles du pouvoir : le recrutement de l'élite des grands corps de l'Etat, de la Cour des comptes, de l'inspection des finances et du Conseil d'Etat. Un vivier où les ministres puisent les ressources de leurs cabinets et où se repèrent les futurs dirigeants de la sphère politique, administrative et économique.
Le système a résisté aux critiques successives mettant en cause l'inégalité de cette méthode de reproduction sociale qui privilégie les réseaux et les dynasties. La polémique a resurgi le 29 avril, après que 76 % des élèves de la promotion entrante se sont prononcés en faveur de la fin d'un mécanisme pourtant censé préserver les futurs hauts fonctionnaires de toute emprise "népotique ou politique."
La décision de supprimer le classement "n'est pas une mesure technique. C'est un choix politique", a martelé M. Woerth, mercredi, devant les élèves. En cela, il peut se prévaloir des recommandations du président de la République pour engager cette réforme qui suscite encore de multiples résistances. A l'occasion de la cérémonie des vœux à Lille, le 11 janvier, Nicolas Sarkozy s'en était pris vigoureusement à cette procédure. "Ce n'est pas que les plus méritants bénéficient des postes les plus intéressants qui est choquant dans le classement de l'ENA, avait-il affirmé. C'est le fait que le résultat d'un concours passé à 25 ans oriente toute une vie professionnelle".
"Nous voulons une fonction publique de professionnels, d'experts et de managers qui savent piloter l'action publique dans les environnements complexes", a expliqué M. Woerth aux élèves. Le ministre du budget souhaite que la haute administration puisse recruter ses futurs dirigeants sur la base de postes ciblés et profilés, nécessitant des compétences particulières où les notes de stage, les compétences personnelles consignées dans un dossier d'aptitude priment sur les résultats académiques. Si la décision est prise d'engager cette réforme, les nouvelles modalités de recrutement sont loin d'être définies. En tout état de cause, même si elles ne nécessitent que des modifications réglementaires, cette réforme ne s'appliquera pas aux promotions en cours d'étude, soit pas avant 2011.
Ce processus accompagne la réforme des études engagée depuis 2006 et poursuivie par le directeur de l'ENA, Bernard Boucault. Le ministre du budget veut la poursuivre, en réduisant la durée des études –de 27 mois actuellement à 22 ou 25 mois – et en privilégiant les périodes de stage, notamment en entreprise. Les effectifs devraient être stabilisés avec 80 élèves, fonctionnaires salariés, alors qu'ils étaient 136 dans la promotion Senghor de 2002 et une centaine encore dans la promotion Simone Veil en 2004.
Au ministère du budget, on prend bien soin de préciser qu'il ne s'agit pas de remettre en question "les grands corps" de la haute administration, leur fonctionnement et leurs réseaux qui continueront de recruter parmi les meilleurs élèves. "Il s'agit avant tout de les inciter à réviser leurs processus de recrutement", tempère-t-on au cabinet de M. Santini. De même, cette réforme ne s'attaque pas au concours d'entrée, qui est pourtant le principal obstacle à "l'ouverture" et à "la diversité" préconisées par le chef de l'Etat.
"La suppression du classement est un faux sujet", estime Arnaud Teyssier, le président de la puissante association des anciens élèves. "L'important est de savoir quelles ambitions on fixe à l'ENA pour assurer la formation aux nouvelles missions de l'Etat", explique-t-il, en souhaitant que le gouvernement fixe "des perspectives et des objectifs". M. Teyssier met en garde : "Nous serons attentifs à ce que les grands cadres soient recrutés sur leur professionnalisme, hors de toute logique de copinage et de réseau".
Michel Delberghe