Je vais aborder le thème très rapidement car je suis au boulot quand même haha.
J'ai pris ces quatre auteurs car leur pensée, sans être forcément similaire sur tous les points, se complète ; c'est pourquoi il est intéressant de les lire en parallèle et les comparer. Je n'ai pas parlé de Finkielkraut, comme l'a avancé très étourdiment OneAgain qui montre qu'il n'en a pas lu une ligne, car il n'aborde ce thème du ludique, du divertissement qu'à la marge dans son œuvre. Ce n'est pas du tout central.
Baudrillard constitue une bonne introduction. Il aborde le problème dans son classique, la Société de consommation. On peut y extraire deux concepts : le centre commercial comme préfiguration mais aussi échantillon parfait d'une société de confort, aseptisée et consommatrice, et la Société Malade.
Le centre commercial (Baudrillard a écrit son livre dans les années 70), que j'appellerais à titre personnel le centre commercial total, agrège, condense tout ce qui peut s'acheter et se consommer, y compris les produits culturels, ce qui était relativement nouveau à l'époque (on touche ici aux prémices de la notion de culture de masse vs culture populaire que développera Lasch un peu plus tard) dans une sorte d'amalgame qui permet au consommateur de disposer de tout ce dont il a envie en abondance ou pourrait avoir envie (on suscite donc de nouveaux besoins par la promotion de loisirs qui vont vite lui devenir indispensables) dans des conditions optimales d'agrément et de confort. Ainsi, le centre commercial est climatisé, ses rayons sont arrangés de telle façon qu'on peut s'y perdre tout en ayant l'impression de faire quelque chose d'utile, le tout étant aménagé de façon ludique pour que le "shopping" ne soit pas un sacerdoce mais un moment agréable qui te fera dépenser ton argent avec le sourire. Le signifiant est ici primordial : les panneaux indicateurs colorés, la musique d'ambiance etc. etc., tout se doit d'être ludique. Si le centre commercial est avant tout, bien sûr, un endroit où l'on doit consommer, c'est aussi un endroit où l'on peut vivre : tu te promènes, tu découvres, tu lis, tu écoutes de la musique (dans les centres culturels Leclerc, par exemple, tout est aménagé pour cet effet), c'est familial. Tu seras donc tenté d'y revenir ; on peut appliquer le syllogisme suivant : le ludique est agréable et le shopping étant ludique, le shopping est agréable. Il te suffit de payer par carte bleue, tu peux même payer en plusieurs fois, être mensualisé. Tu es même "fidélisé" (la fameuse carte fidélité, comme un contrat de mariage). Les centres commerciaux de Dubaï (j'y suis allé...) en sont la plus parfaite illustration : on vient à Dubaï pour visiter ses centres, tu viens pour en prendre plein la vue, tu viens pour t'amuser (je pense à la piste de ski à l'intérieur du Mall of the Emirates). Tout devient alors culture. C'est la fameuse phrase de Jack Lang, tout se tient, tout est lié. La consommation, c'est donc la vie. Ce qui est intéressant, c'est que tu mentionnes le travail, que tu opposes aux moments de distraction qui permettent de ne pas penser. Ce qui est d'ailleurs discutable car tu peux ne pas penser au travail (le travail mécanique, aliénant) et tu peux penser pendant tes loisirs (en lisant un livre par exemple). Dans cette société de consommation, tout se mélange (travail, culture, loisir) au profit d'un condensé de vie, de rapports sociaux atrophiés, le tout dans une ambiance cotonneuse, dans un univers où il fait toujours beau et où le soleil brille toujours.
Ce qui m'amène à parler du second concept, celui de Société Malade (les majuscules sont de l'auteur). La société est malade car elle est composée de membres fragiles dont il faut prendre soin. Tu souffres et la souffrance, c'est mal, ce n'est pas ludique, donc il faut la faire disparaître. Tu es un être humain, donc naturel et non industriel (la nature est laide et imprévisible), donc tu n'es pas parfait, donc il faut te corriger. La société ne souffre pas la singularité ni les travers (ces petites névroses, ces petits déséquilibres physiques et mentaux etc.), elle se doit d'être uniforme. Pour cela, il faut uniformiser les besoins, les envies, les loisirs. C'est pourquoi, au moindre traumatisme, au moindre bobo (j'exagère à peine), une meute de psychologues et de thérapeutes accourt, des cellules de soutien (Muray a beaucoup parlé des fameuses cellules de soutien psychologique) se mettent en place au profit du bien-être général.
Cela me fait la transition avec Muray. Je ne vais pas résumer toute son œuvre en un paragraphe, ce serait impossible. Baudrillard parlait de culture généralisée et abordait le festivisme sous le prisme de la société de consommation. Muray parle de festivisme généralisé, donc il élargit. La Société Malade, prise en charge, devient Empire du Bien. La société ne peut aller que vers le progrès (assez paradoxalement, Anatole France avait fustigé cette idée, un siècle auparavant) ; plus le temps passe, plus elle s'améliore. Du passé, faisons donc table rase, l'homme est libéré des dettes qu'il a contractées par le passé du fait de son histoire, de ses racines, de ses traditions, il est un homme nouveau. Les grands pontifes de cette pensée post-soixante-huitarde sont les fameux progressistes, qui érigent le Progrès en religion. Or, on sait bien que la réalité n'est pas aussi simple. On peut avancer dans le temps et régresser (les rebelles islamistes irakiens viennent de réinstaurer le califat, qui avait disparu il y a plus d'un siècle, par exemple). Si tu n'adhères pas à cette religion, tu es marginal, tu es ostracisé, tu es "le réac", le "facho", "le populiste", "le maurrassien", tu es disqualifié. Ce qui est très dangereux d'ailleurs car une vie sans conflits, sans adversaire, sans contradicteurs, est une vie sans Autrui, sans débat, sans enrichissement mutuel. Alors, Muray ne s'arrête pas aux centres commerciaux, il aborde toutes les caractéristiques de la société moderne : art contemporain, tourisme de masse, le culte du nu (quand on veut protester contre quelque chose, on se dénude. Je ne vais pas te faire plaisir en écrivant ça, Broz, mais les Femen sont les produits directs et légitimes de ce festivisme) et surtout ce phénomène de fête permanente que j'ai abordé ci-dessus et sur lequel je ne vais pas revenir.
Les pontifes du Bien professent que tout est bien pour s'aveugler involontairement, pour ne pas avoir à faire face à une société violente, conflictuelle et anxiogène. Je ne saurais pas dire si elle est de plus en plus violente mais le monde dans lequel nous vivons est sujet à des mutations qui remettent en cause l'équilibre que se sont construit les festivistes. L'empire du Bien a besoin de figures tutélaires, de symboles qu'il est obligatoire d'admirer sans discuter, sinon tu es le "fasciste". Un des exemples les plus parlants est Stéphane Hessel. Ce vieux monsieur, somme toute respectable et tout gentil, n'avait pourtant pas développé une once d'idée originale. Mias il a été divinisé de son vivant pour diverses raisons, notamment parce qu'il a énoncé un message simple, clair, abordable par tous : indignez-vous. Indignez-vous contre la société consumériste (lol), capitaliste, aliénante, contre le monde des banquiers assoiffés de sang etc. Notons quand même au passage que l'indignation est une attitude passive, bref. Les festivistes étant très hypocrites, ils se sont jeté sur ce message délivré par un homme au CV parfait (résistant, déclaration des droits de l'homme blablabla) et se le sont approprié car c'était dans l'air du temps (contexte de crise financière, décroissance et j'en passe) alors qu'ils sont les premiers à profiter de cette société aliénante qui leur convient très bien (on peut dévier ici sur le concept de "bobo", qui a cependant été réutilisé à toutes les sauces, donc méfiance). Un concert d'éloges a éclaté à la mort de Hessel, Libé en tête du cortège. Ici même, sur ce forum, dans le thread nécrologie, tu as eu un Greg dithyrambique en petit soldat de l'Empire du Bien et moi en figure de l'Empire du Mal (le fasciste, quoi).
L'objectif est toujours d'apprivoiser la pensée, d'uniformiser, de couper les têtes qui dépassent. Le citoyen n'est plus seulement un consommateur à qui il faut pomper son argent, il devient Homo festivus, il participe de son plein gré à la société festive. Homo festivus est un être moderne. Alors, il peut y avoir des ratés ; il arrive parfois qu'Homo festivus se crêpe le chignon du fait d'intérêts contradictoires. C'est ce que Muray appelle la guerre de "moderne contre moderne". Le dernier exemple : les divisions entre associations féministes sur la prostitution. Ou bien encore les chamailleries des associations LGBT au moment de l’organisation des gay prides de cette année. Le moderne contre moderne dépasse d'ailleurs les clivages partisans : les manifestants pro-mariage gay sont bien sûr des festivistes dans leur manière de concevoir le sujet, de présenter leurs arguments, d'ériger le mariage en norme du Progrès etc. mais leurs opposants le sont aussi ! Les Hommen par exemple sont tout ce qu'il y a de plus moderne et festiviste. On voit bien que la pensée de Muray n'est pas plus de droite que de gauche. Elle observe et englobe un tout.
Un des antidotes à ce festivisme est, paradoxalement, le rire, la distanciation que l'on prend vis-à-vis de cette société. Car le rire ne peut pas être contrôlé, il désacralise. La Nuit blanche donne matière à rire par exemple. Mais si tu le fais, tu deviendras fasciste. Pour reprendre l'exemple de ce forum, Greg, en tant que représentant de l'Empire du Bien, ne supporte pas que je puisse rire de ses héros, que je puisse me moquer. C'est pourquoi je manie tant la dérision ici. Ce n'est pas par nihilisme ni par superficialité. C'est une arme et je trouve, à titre personnel, qu'elle est drôlement efficace. Le rire nie la vision du monde homogène qu'on te sert.
Là où je suis critique concernant la pensée de Muray, c'est qu'il voit la fin de l'Histoire (ou la post-Histoire) dans cette indistinction entre monde et homme (en tant qu'individu). C’est à creuser et je t'avoue que je n'ai pas trop le temps de développer, mais je ne pense pas que c'est une fin de l'Histoire car, effectivement, ce serait très pessimiste et cela signifierait qu'il n'y a plus d'espoir.
Une autre critique est la suivante : Muray contemple désabusé le monde dans lequel il vit mais en dehors d'un remède (le rire), il ne propose pas d'autre système. Ce n'est peut-être pas son rôle, tu me diras. C'est pourquoi il n'a pas vraiment de disciples. C'est pourquoi aussi il n'est pas récupérable. Une solution pourrait consister à revenir en arrière, dans une logique réactionnaire au sens premier du terme (j’insiste, au sens premier du terme, et pas au sens où l'entendent les abrutis style Bruno Petit-Petit, Aymeric Caron etc. pour disqualifier leurs contradicteurs) car pour lui, le mal est déjà fait, il est là, provoqué tant par les progressistes que par les conservateurs. Comme le disait Kojève à peu de choses près, la fin de l'Histoire est là quand l'homme n'agit plus. Or, un retour en arrière, c'est déjà agir, c'est la réACTION.
Il faut quand même ici différencier le festif de la festivisation. Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai rien contre la fête (de la plus modeste, à savoir la fête d'anniversaire, jusqu'à la plus grande : célébration ou festival). Les hommes ont toujours fait la fête, depuis les temps les plus reculés. Cela dit, nous sommes entrés depuis quelques dizaines d'années dans une ère festive, la fête devient un système de pensée, de vie. La fête est le quotidien. C'est ici que je peux répondre en partie à tes questions. La douleur, la souffrance sont, quoi qu'on en pense, constitutives de l'homme. Le bonheur n'existe que parce que le malheur existe et vice versa. Le bien-être n'existe que par opposition au mal-être etc. etc. Or, la fête est l'absence de souffrance ou de douleur. En effet, le contraire de la fête n'est pas la douleur, c'est l'ennui. Thème pascalien par excellence : "un roi sans divertissement est un homme plein de misères". Pour Pascal, la fête était le remède à l'ennui. Tel n'est plus le cas ici. La fête doit permettre de supprimer la souffrance. Je me répète mais comme je l'ai déjà écrit plus haut, un monde de fête permanente est un monde aseptisé. Or, un monde aseptisé est générateur de nouveaux maux. Pour prendre un exemple : si tu vis depuis ton enfance dans des conditions d'hygiène irréprochables, tu n'attraperas, certes, pas de maladies mais tu pourras développer des allergies. Un nouveau mal se déclare donc.
Je pourrais parler d'autres concepts comme l'envie de pénal, les mutins de Panurge, les rebellocrates etc. mais on s'éloigne un peu et je n'ai pas beaucoup de temps.
Christopher Lasch critique la société festive dans une optique un peu plus marxiste des choses. Je vais passer vite car je n'ai lu de lui que la Culture du narcissisme. C'est son classique, assez américano-centré mais si tu es déjà familier de Muray par exemple, on fait la relation assez vite. La caractéristique principale de notre société moderne est le culte du Moi, pour reprendre le concept de Barrès. Le Moi se doit d'être éternellement jeune et beau dans une société qui a mis en place des critères, des règles auxquels il faut se conformer. Si tu es déficient (moche, gros, âgé...), tu n'es pas dans le coup, tu es mis de côté. L'éternelle jeunesse doit donc être perpétuellement entretenue pour contrecarrer les effets du temps. C'est pourquoi tu dois vivre dans l'instant. Tu es jeune à l'instant T, un jour tu vieilliras inéluctablement, donc il faut que tu profites (carpe diem) et que tu vives à l'instant T sans te préoccuper du futur (ni même du passé, car on supprime les traditions, les coutumes, les racines). Pour préserver son moi, il faut préserver son bien-être (et là, tu comprends la relation), donc éviter tout ce qui est anxiogène, conflictuel. Ce qui est assez paradoxal car tu te construis contre Autrui (le Moi contre les autres, la mise en avant de sa propre personnalité) mais dans le même temps, tu as besoin des autres : tu as besoin de faire la fête, tu entretiens le culte de la consommation etc. C'est le paradoxe de la foule solitaire. Tu as donc besoin du loisir, du plaisir, de la jouissance, du divertissement. C'est pourquoi il dévie sur le sport (et là aussi, tu comprendras la relation avec la festiviste Belkacem et sa Fête du sport). Dans notre société moderne, le sport ne doit plus être compétitif car la compétition, c'est une agression. Le sport se doit d'être thérapeutique, dans la logique de la construction de son bien-être personnel (relis le lien que j'ai posté sur la Fête du sport). Le sport est soumis à des exigences morales mais aussi financières et politiques (la Coupe du monde de football n'est pas une compétition mais un marché, les jeux olympiques deviennent des marqueurs géopolitiques).
Lasch parle ensuite de la communication moderne, de la bureaucratie, de la société du spectacle, de l'échec du système éducatif mais je passe dessus pour aborder rapidement la société industrielle et la culture de masse. On a déjà parlé de ce sujet mais la société industrielle, pour Lasch, a pour objectif d'abrutir le peuple, par l'aliénation du travail, de l'empêcher de raisonner en bradant son éducation (le jeune citoyen ne saura plus s'exprimer correctement, ni ordonner sa pensée ou son sens critique, il insultera donc Victor Hugo car il ne le comprend pas et écrira en langage SMS) pour lui proposer comme unique exutoire : le divertissement. Sans traditions culturelles communes et classiques, les futurs citoyens-consommateurs n'ont à leur disposition qu'une culture de masse informe et marchande (à ne pas confondre avec la culture populaire). Les cultures populaires, tout comme les cultures élitistes, se fondent dans la culture de masse narcissique.
Enfin, Jean-Claude Michéa (fan de foot soit dit en passant, mais pas de l'industrie du foot) critique les élites boboïsées de gauche qui méprisent la culture populaire. Les élites de gauche sont devenues capitalistes et mondialisées ; la seule chose qui permette de les différencier des conservateurs est la réforme sociétale (mariage gay par exemple).
Le football est un des tenants et aboutissants de l’industrie mondiale du divertissement : les joueurs, quand ils ne sont pas érigés en héros des temps modernes, sont des top-models (là encore, culture du narcissisme). Sa théorie est proche de celle de Lasch, donc je ne reviens pas dessus.
Il est intéressant pour sa vision de la gauche qui est uniquement, comme je l'ai dit, sociétale, afin de dissimuler sa proximité avec le libéralisme. La gauche (Canal+, Libération, Terra Nova etc.) a ringardisé la base ouvrière qui s'est, du coup, jetée dans les bras du FN. La gauche a donc eu beau jeu de se trouver un combat de substitution : la lutte contre le FN, le racisme, les discriminations etc. C'était le sujet d'une de nos petites disputes (au sens philosophique du terme) avec Barney, dans laquelle je disais que le PS avait tout intérêt à faire passer les Français pour des racistes, qu'il faisait sciemment monter le FN, que l'instrumentalisation du racisme était une stratégie politique pour conserver le pouvoir et, surtout, se recycler dans un nouveau combat alors qu'il s'est vendu à la logique libérale.
Il est intéressant aussi pour sa critique de Mai 68 qui est pour lui le début de la destruction des valeurs, ce qui a permis l'instauration d'une société du divertissement marchand et globalisé, d'un business du porno, d'une culture marchande, d'une éducation au rabais, au profit de la consommation immédiate.
Bon, j'arrête là car j'y ai passé finalement plus de temps que je ne le souhaitais. Je termine par des conseils de lecture :
- Jean Baudrillard : "la Société de consommation";
- Philippe Muray : ses essais réunis en un volume. Sinon "l'Empire du bien", "Exorcismes spirituels" et "Après l'histoire";
- Christopher Lasch : "la Culture du narcissisme";
- Jean-Claude Michéa : "l'Empire du moindre mal", "la Double pensée".
"François Hollande, qui est et reste à mes yeux un très bon Président, un décideur juste et bon, d'une intelligence fine et curieuse de tout, posé, humble et droit, un grand homme politique, bien élu, qui a engagé de très nombreuses réformes qui s'imposaient depuis des années voire des décennies" (Greg)
"Dès que je vois inscrit "FDL", je ne lis pas. C'est perte de temps. Il est totalement timbré, violent, et ses écrits me révulsent. Son idéologie qui a évolué vers l'extrême droite est symptomatique d'une véritable dégénérescence intellectuelle." (Greg)
"Le CCIF défend les libertés fondamentales." (Broz)