La notion d’intérêt général
Sémantiquement,
l’apposition du qualificatif « général » au nom d’« intérêt » peut paraître
oxymorique, tant le sens commun entend l’intérêt comme une chose privée,
particulière. Les intérêts des différents membres d’une communauté ne sont pas a
priori supposés se fondre en un même intérêt. L’existence d’un intérêt commun ne
semble donc envisageable que dans le domaine partagé des membres d’une
communauté, la chose publique, le champs politique. Aussi l’intérêt général
est-il l’objet de la politique. Historiquement, la notion d’intérêt général naît
au XVIIIème siècle : l’intérêt général est donc une invention des Lumières. Il
désigne le but ultime assigné au gouvernement d’une Nation. Ce concept prend en
quelque sorte le relais de la notion, chrétienne, de « bien commun », en
l’affectant d’un coefficient de rationalité, mais en le vidant du contenu
substantiel que lui donnait l’image sur terre de la cité de Dieu. Principe
d’action des gouvernements, l’intérêt général s’entend autant comme une source
de légitimité que comme un horizon.
Le concept d’intérêt
général étant substantiellement fluctuant, un principe plus qu’un règle précise,
sa définition au fil des gouvernements constitue un enjeu de pouvoir. Dès
l’époque des Lumières, deux conceptions de l’intérêt général s’affrontent.
L’une, d’inspiration utilitariste, ne voit dans l’intérêt commun que la somme
des intérêts particuliers, laquelle se déduit spontanément de la recherche de
leur utilité par les agents économiques. Cette approche, non seulement laisse
peu de place à l’arbitrage de la puissance publique, mais traduit une méfiance
de principe envers l’Etat. L’autre conception, d’essence volontariste, ne se
satisfait pas d’une conjonction provisoire et aléatoire d’intérêts économiques,
incapable à ses yeux de fonder durablement une société. L’intérêt général, qui
exige le dépassement des intérêts particuliers, est d’abord, dans cette
perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’Etat la
mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par
delà leurs intérêts particuliers. Ce débat sur le principe du gouvernement
révèle un débat plus profond sur la nature du gouvernement démocratique : d’un
côté, une démocratie de l’individu, qui tend à réduire l’espace public à la
garantie de la coexistence entre les intérêts distincts, et parfois
conflictuels, des diverses composantes de la société ; de l’autre, une
conception plus proche de la tradition républicaine française, qui fait appel à
la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts
pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique. Dans
ces deux cas, la notion d’intérêt général permet de réconcilier l’Etat, abstrait
et désincarné, d’une part, et la société civile, agrégat d’intérêts particuliers
et désunis, d’autre part.
Si la
tradition politique française se fonde sur une vision volontariste de l’intérêt
général, celle-ci a mené l’Etat à une crise d’efficacité et de légitimité (I)
dont il ne peut se relever, au temps de l’émergence des questions économiques
dans le champ politique, qu’au prix d’une redéfinition pragmatique et libérale
de la notion (II).
*
*
*
La tradition politique
française a privilégié une conception volontariste de l’intérêt général comme
intérêt de tous, plus qu’intérêt de chacun, conception qui contribue à la crise
d’efficacité et de légitimité que connaît l’Etat.
Dans la ligne du « Contrat
social » de J-J. Rousseau, les développements de la pensée politique française
qui encadrent la maturation de la démocratie française privilégient une
conception rousseauiste de l’intérêt général.
L’intérêt général est compris
comme l’intérêt de tous, intérêt civique transcendant les intérêts
particuliers : le citoyen, rationnel, fait abstraction de ses intérêts
particuliers dans l’exercice de ses fonctions politiques.
Dans le « Contrat social »,
Rousseau développe une conception volontariste de l’intérêt général : celui-ci
ne se limite ni à une juxtaposition, ni a une addition, ni à une moyenne
d’intérêts particuliers : il les transcende.
En effet, Rousseau
s’inscrit d’abord dans une tradition philosophique qui remonte à Aristote en ce
qu’il pense l’Homme comme une animal essentiellement politique. Ce primat des
tâches politiques dans les occupations humaines permet à Rousseau de penser la
démocratie sur un mode direct : tous les citoyens concourent à l’élaboration des
normes. Rousseau, en cela, n’est pas un tenant de la démocratie indirecte, ou
représentative. C’est ainsi la Nation assemblée, le peuple, qui est souverain.
La souveraineté populaire permet l’expression (et non la représentation) de la
volonté générale. Celle-ci définit donc l’intérêt général au terme d’un débat
démocratique. Dans ce cadre, la multiplicité des intervenants politiques, des
citoyens, ne permet pas de dégager nécessairement un compromis entre les
intérêts particuliers de chaque citoyen. Rousseau résout cette difficulté en
postulant que, dans l’exercice de ses tâches politiques, le citoyen doit se
défaire de ses intérêts particuliers, et ne se préoccuper que de l’intérêt
collectif : son raisonnement ne s’inscrit pas dans des intérêts particuliers pas
universels. C’est par la raison, éduquée, que Rousseau entend que les citoyens
puissent définir l’intérêt général : le débat est alors « un acte pur de
l’entendement qui raisonne dans le silence des passions ». c’est en s’attachant
à des valeurs collectives que le citoyen peut être pleinement membre d’une
communauté politique, qui trouve dans la Nation son expression la plus achevée.
Dans toutes les sociétés
et particulièrement dans les Etats démocratiques, c’est l’intérêt général qui
prévaut à l’organisation de la société, quelles que soient les formes prises par
cette organisation – de la recherche du bien commun dans les monarchies
chrétiennes depuis les mérovingiens à la démocratie américaine, en passant,
comme l’ont étudié Lévi-Strauss et Malinowski, aux Argonautes du Pacifique.
L’intérêt général, conçu comme un intérêt autonome des intérêts privés, est un
ciment social sans pareil.
Cette conception de l’intérêt
général irrigue la pratique politique française depuis la Révolution et
l’Empire, contribuant puissamment à la maturation de la démocratie française.
L’intérêt
général est défini par la volonté générale : c’est au Parlement qu’il appartient
donc de la définir. L’intérêt général comme source de légitimité pour le pouvoir
démocratique et comme fondement du lien social irrigue donc le système de
séparation des pouvoirs. Non plus que le pouvoir arrête le pouvoir pour
sauvegarder les libertés et les intérêts individuels comme chez Montesquieu : le
Parlement vote la Loi, expression de la volonté générale, que le pouvoir
exécutif ne saurait que mettre en œuvre de façon quasi-mécanique, sous le
contrôle du juge. La séparation des ordres judiciaire et administratif de
juridiction découle aussi largement de cette interprétation volontariste de
l’intérêt général comme un intérêt autonome par rapport aux intérêts
particuliers : le juge des intérêts privés n’est constitutionnellement pas le
même que celui de l’intérêt général. De même, c’est la seule référence à
l’intérêt général qui sous-tend l’octroi à l’administration de prérogatives de
puissance publique : les notions jurisprudentielles de droit public, de service
public, d’ouvrage public ou de travail public en témoignent, comme les
dispositifs législatifs relatifs à l’expropriation, à l’urbanisme, à
l’environnement ou à l’aménagement du territoire le rappellent explicitement –
la notion d’ « utilité publique » rappelant largement celle d’intérêt général.
C’est aussi au nom de l’intérêt général et en parque de son autonomie que les
pouvoirs publics peuvent déroger à certains principes fondamentaux. Ainsi, c’est
l’intérêt général qui justifie que soit entravé l’exercice de droits
constitutionnels tels que de droit de propriété et la liberté d’entreprendre,
par exemple dans le cas des nationalisations de 1981-1982. C’est encore au nom
de l’intérêt général
En outre, la
définition de l’intérêt général est caractérisée par une plasticité remarquable.
Le législateur découvre en effet régulièrement de nouvelles missions d’intérêt
général, irréductibles, selon lui, à une logique de marché. Ainsi, au cours du
XXème siècle, l’évolution législative montre que la volonté générale entend
prendre de plus en plus en compte l’intérêt général social, généralement affecté
d’un coefficient d’ordre public. La découverte de l’importance de l’optimum
social, dans sa maturation, a montré que, s’il se limitait à la simple
conjugaison des intérêts particuliers, l’intérêt général ne serait le plus
souvent que l’expression des intérêts les plus puissants, le souci de la liberté
l’emportant sur celui de l’égalité. Sous peine de déboucher sur une impasse, la
démocratie est ainsi conduite à redécouvrir la nécessité d’un intérêt général
intégrant les intérêts particuliers. Ce processus impliquerait une médiation de
l’Etat, seul capable, non seulement de réaliser la synthèse entre les intérêts
qui s’expriment au sein de la société civile, mais de contribuer à dépasser les
égoïsmes catégoriels. De même, la prise en compte dans l’intérêt général des
intérêts propres des générations futures constitue une tendance structurante de
l’évolution législative dans la définition de l’intérêt général, notamment en
matière de droit de l’environnement ou de gestion patrimoniale des biens
publics, conformément à la théorie des biens publics d’Aschauer. Ainsi, la
plasticité consubstantielle à l’idée d’intérêt général permet d’en adapter les
contenus aux demandes sociales et aux nécessités inter-temporelles.
Dans
la pratique, cette théorie volontariste de l’intérêt générale est datée, sinon
irréaliste : idéal de souveraineté populaire comme nationale, elle a pu
dégénérer en pratiques bureaucratiques auto-justificatrices qui aboutissent à la
crise de légitimité et d’efficacité que l’Etat connaît actuellement.
La dimension de démocratie
directe, centrale dans la conception volontariste de l’intérêt général selon le
« Contrat social », est anachronique, si ce n’est irréaliste.
Comme Bentham
l’a noté, la démocratie directe peut être un bien, mais elle est aussi une
utopie, ne serait-ce que du fait de la dimension des Etats modernes. On retrouve
là l’argument de Montesquieu dans « l’Esprit des Lois » rejetant la possibilité
d’envisager, dans les royaumes de taille moyenne, l’instauration d’une
démocratie au sens antique, d’une « république ». Le système représentatif
semble donc incontournable.
En outre, postuler la
capacité de tout Homme de s’élever par le raisonnement, dans le silence des
passions, à des considérations universelles ne peut être interprété avec
réalisme que comme un horizon, quels que soient les efforts employés à
l’éducation de la population –à l’image des lois Ferry – et les dispositifs
pratiques favorisant l’expression libre d’un choix politique –mise en place des
isoloirs dans les bureaux de vote obligatoire dès 1884 etc. Alexis de
Tocqueville raconte comment, à l’occasion des élections législatives qui suivent
la révolution de février 1848, il emmène « ses » paysans voter… pour lui. Les
moyens d’influencer un public mal éclairé varient selon les époques et l’effort
consenti en moyens de propagande, mais permettent toujours de douter de
l’autonomie de la réflexion de « l’électeur moyen ». On pourrait aussi noter que
le concept de citoyen, animal politique, a longtemps exclu autant les femmes que
les esclaves antiques. En somme, l’avènement d’un système rousseauiste d’action
publique en application de l’intérêt général déterminé par la volonté générale
ne saurait être que partiel. Dans la pratique, il est aussi biaisé.
Paradoxe démocratique, la
conception volontariste de l’intérêt général fait de ce principe de gouvernement
un instrument de justification de certaines politiques, indépendamment de la
volonté générale : l’administration a en effet un monopole de fait de la
définition de l’intérêt général, et, partant, des politiques gouvernementales.
Si l’instauration d’un système
de définition de l’intérêt général par la volonté générale a pu trouver un
aboutissement relativement cohérent avec l’instauration de régimes d’assemblée
–troisième et quatrième républiques notamment-, les vices de ce système,
notamment en termes d’instabilité gouvernementale, ont inspiré au peuple
souverain le désir de voir le parlementarisme rationalisé, avec l’avènement de
la Constitution du 4 octobre 1958. Trop d’expression de la volonté générale
aurait, dans ce paradoxe historique, limité les facultés d’expression de la
volonté générale.
Paradoxalement,
l’application la plus stricte possible du système rousseauiste de définition de
l’intérêt général amène aujourd’hui la notion même d’intérêt général à une crise
de légitimité. La pratique de la cinquième République est pour une large partie
une pratique technocratique : le renforcement du pouvoir exécutif a permis à
l’administration de gagner d’appréciables marges de manœuvres dans la définition
de l’intérêt général, au détriment du Parlement. Habermas (« scientificisation
de la politique et opinion publique », in « La science et la technique comme
idéologie ») distingue deux formes de régulation : la régulation « techniciste »
d’une part, la régulation « délibérative » d’autre part. La pratique
technocratique s’identifie largement à la première de ces catégories. La
définition de l’intérêt général dans un système technico-administratif est
faiblement pluraliste n’est pas réglé par une procédure très formelle : sans
procédure régulatrice, sans consultation obligatoire des administrés, sans
évaluation régulière des résultats d’une politique et sans système de
responsabilité politique des cadres qui en définissent les modalités, la
définition de l’intérêt général est déliée de l’expression de la volonté
générale. L’utilité publique se décrète : la recherche de l’intérêt général est
alors une formalité technique, une évidence. La dérive techniciste du discours
politique va dans le sens de la dégénérescence de l’intérêt général en
instrument technique d’auto-justification, instrument dont les technocrates
auraient le quasi-monopole. La contestation de plus en plus fréquente des
décisions de l’administration révèle cette crise de légitimité : à trop vouloir
chercher un intérêt qui n’est celui de personne, l’autorité technique,
scientifique de l’administration ne suffit plus à empêcher la contestation ; en
témoigne la croissance exponentielle des recours contentieux devant la
juridiction administrative.
Cette crise de
légitimité peut se doubler d’une crise d’efficacité. De nombreuses analyses de
sociologie des pratiques politiques ont montré comment une procédure opaque de
définition de l’intérêt général peut servir certains intérêts particuliers au
détriment des autres et de l’impartialité de l’autorité publique. Les thèses de
P. Grémion : « Le pouvoir périphérique, bureaucrates et notables dans le système
politique français », 1976, et de J-P. Worms : « Le préfet et ses notables » in
Revue française de sociologie, 1978, vont dans le sens d’une interprétation de
l’intérêt général comme une idéologie instrumentalisée par certains groupes
sociaux proches du pouvoir politique et administratif. Au delà de la tradition
de sociologie marxiste, Y. Mény (« La légitimation des groupes d’intérêts par
l’administration française » in Revue française d’administration publique,
1986). On peut noter à ce propos que le droit des marchés publics prévoit une
procédure dite « simplifiée » de publicité des offres, de mise en concurrence
des fournisseurs et de motivation du choix du cocontractant de l’administration,
et ce, notamment pour les contrats d’armement… L’inflation législative permet
d’appréhender intuitivement ce phénomène : pour 12 lois et 100 règlements par an
dans les années 1820-1830, on en compte aujourd’hui respectivement 1000 et
12.000, alors même que les effectifs parlementaires et ministériels sont à peu
de choses près constants : la complexité grandissante de l’intervention
publique, que l’on l’apprécie en termes quantitatifs ou qualitatifs, est permise
et supportée par le développement de l’administration. Il serait dès lors
illusoire de croire que celle-ci, supportant seule l’inflation de la sphère
publique au nom de l’intérêt général, reste bornée à sa fonction de courroie de
transmission aveugle. Dans son Rapport public 1999, le Conseil d’Etat reconnaît
que : « Le respect des finalités d’intérêt général n’est pas toujours garanti
par la qualité des procédures qui concourent à son élaboration ou à sa mise en
œuvre (…) le cloisonnement de l’administration et les limites de sa
modernisation ont mis au jour bien des difficultés à garantir la prévalence de
l’intérêt général. Le fonctionnement de l’administration révèle trop souvent des
rapports de forces entre intérêts administratifs ou catégoriels distincts. Dès
lors, l’Etat peut être tenté de se réfugier dans une fonction d’arbitrage ou de
simple recherche du plus petit dénominateur commun entre les intérêts
particuliers ». L’intérêt prétendument
général serait ainsi dévoyé au service d’intérêts particuliers précis, ce qui ne
va pas dans le sens d’une marche efficace de l’administration.
En somme, une conception
volontariste de l’intérêt général confère de très larges pouvoirs à celui qui a
le monopole de la définition de l’intérêt général. La nation assemblée ne peut
pas, si l’on est réaliste, exercer sa souveraineté de façon directe. La
représentation parlementaire, son succédané, n’y suffit pas toujours. Le
monopole de la définition de l’intérêt général passé de facto à
l’administration, il se trouve délié de l’expression de la volonté générale, ôte
au concept d’intérêt général la légitimité dont il devrait oindre l’action
publique, comme il peut être dévoyé au profit de certains intérêts particuliers.
La montée en puissance des
impératifs économiques dans un champ politique complexifié offre un regain de
pertinence à une conception utilitariste de l’intérêt général comme agrégat
d’intérêts particuliers.
La
montée en puissance des impératifs économiques dans le champ politique contribue
à complexifier celui-ci, remettant en cause, ipso facto, les conditions de
définition de l’intérêt général.
L’importance croissante prise
par les impératifs économiques dans le domaine toujours plus complexe de la
politique a contribué à renforcer les valeurs individualistes dans les
démocraties modernes.
Le développement de
l’interventionnisme économique de l’Etat est un trait marquant du XXème siècle
en France. L’Etat a pris un poids important dans l’économie : il redistribuait
en 1900 10% du PIB national, pour 50% en 2000. Cette évolution est le fruit
d’une réflexion politique sur les fins de l’Etat comme sur ces moyens, réflexion
appuyée bien entendu sur la notion d’intérêt général, dans la mesure où
l’accroissement des prérogatives publiques en matière économique advient au
détriment de la régulation de ces domaines par le marché. Quant à ses fins,
l’Etat, inspiré à partir de 1945 par les théories macroéconomiques keynésiennes,
doit assurer le bien-être de la population en favorisant la croissance, en
jugulant l’inflation, et en assurant un haut degré de redistribution des
richesses produites. En outre, dans le cadre de la mondialisation comme des
politiques d’intégration plus poussées, à l’image de l’Union européenne, une
logique fonctionnaliste est à l’œuvre, qui vise à substituer la compétition
économique à la guerre comme enjeu de la compétition entre les Etats. L’intérêt
général prend alors une dimension plus économique que sécuritaire –c’est en cela
qu’il déborde le concept ancien de « raison d’Etat ». Quant aux moyens de la
politique économique, ils sont variés, caractérisés le plus fréquemment par un
haut degré de technicité –la complexité des politiques monétaires et
budgétaires, la diversité des « services publics industriels et commerciaux » et
de leurs modes de gestion, de la nationalisation de constructeurs automobiles à
la gestion contractuelle su service public en témoignent. De fait, c’est à
partir de l’analyse économique qu’ont été conçues les théories qui voient dans
l’utilité collective la somme des utilités particulières et dans l’intérêt
général le produit de la rencontre entre intérêts particuliers. Le principe de
la « main invisible », énoncé par Smith, montre comment l’intérêt général
économique peut résulter de la liberté qui est laissée à chacun de mobiliser ses
initiatives et de donner libre cours à ses capacités créatrices. En conférant
une place centrale à l’ouverture des marchés et au principe de libre
concurrence, la construction européenne a fait sienne, pour l’essentiel, cette
démarche libérale, selon laquelle le marché, loin d’être antagoniste de
l’intérêt général, peut activement y contribuer, notamment en permettant
d’obtenir le prix le plus compétitif pour une meilleure qualité de service.
Aussi le développement d’un intérêt général économique va-t-il dans le sens
d’une définition moins ambitieuse, plus pratique et plus respectueuse des
libertés.
L’économie
étant par essence le lieu des intérêts privés, les démocraties développées, qui
consacrent des objets économiques toujours plus nombreux au champ du politique,
connaissent une montée une dérive individualiste. Cette perte de sens comme
d’efficacité de l’intérêt général est patente dans le domaine de l’aménagement
du territoire. La légitimité technico-économique, sous couvert d’une politique,
qui permettait l’onction sacrée de la déclaration d’utilité publique constituait
le rituel de l’intérêt général. Cette sorte de mythologie a suffi à rendre
acceptable la plupart des grands projets d’aménagement des trente glorieuses. Ce
schéma, fondé sur la puissance symbolique de l’intérêt général, ne fonctionne
plus –les atermoiements qui entravent la construction du TGV-est ou du canal
Rhin-Rhône en sont un témoignage robuste. Ce phénomène a été étudié, en
sociologie, en tant que concept émergent dans les années 1990 en France, vingt
ans après les Etats-Unis ; il s’agit du « syndrome NIMBY » (not in my back
yard). Les aménageurs publics constatent alors que la mythologie d’un intérêt de
la société, de la Nation tout-entière, ne suffit plus à faire plier les intérêts
généraux locaux, et que les élus comme les préfets ne cherchent plus à imposer
l’intérêt général national à leurs administrés au nom d’une éthique de la
responsabilité, mais à défendre leur popularité locale, au moins le calme social
local. Le
syndrome NIMBY se décline en plusieurs postures : NIMEY (not in my electoral
yard / not in my electoral year), BANANA (build absolutely nothing anywhere near
anyone), LULU (locally unwanted land use), CAVE (citizens against virtually
evertything), NODAM (no development after mine) etc.
Arthur Jobert (« ce que le
syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général » in Politix, n°42, 1998)analyse
comme une territorialisation des enjeux d’intérêt général, territorialisation
qui engendre sa mécanique propre : un troc nuisances-contre-compensations et la
gestion patrimoniale des ressources naturelles comme stock, au gré d’un « débat
public » entre corps localement représentatifs ou présumés tels. Le Conseil
d’Etat lui-même reconnaît cette dérive locale et individualiste de la démocratie
dans ses considérations sur l’intérêt général : « L’idée d’un Etat conçu comme
principe éminent, tout entier tendu vers l’unité de la volonté collective,
garant de l’intérêt général face à la diversité des intérêts de la société
civile, est (…) contrebattue par l’évolution générale des démocraties
contemporaines, qui tend à promouvoir la multiplicité des identités et la
pluralité des intérêts, aux dépens du primat des valeurs communes. Les ressorts
de la politique moderne font plus de place aux intérêts de l’individu qu’à ceux
de la société. (…) L’Etat ne réussit plus à susciter l’adhésion des citoyens. On
lui dénie même le monopole de formulation du bien public. ».
Il faut noter à ce propos que
la puissance publique, dans la pratique de l’intérêt général économique, a
infléchi le caractère unilatéral et normatif de ses modes d’intervention au
profit de procédures supposées favoriser la confrontation des intérêts en jeux :
l’intérêt général a donc une apparence, celle du volontarisme, et une réalité :
une pratique parfois libérale.
Verticalement,
la puissance publique en charge de l’intérêt général négocie la
territorialisation de l’intérêt général avec des instances locales, élues ou
non, qui se chargent de défendre un bien commun local. Quand bien même l’etat
prétend affirmer un intérêt général d’évidence, déterminé dans un régime où les
intérêts, au lieu d’être articulés, ne sauraient être que transcendés et
sublimés, il est souvent amené à négocier avec les groupes d’intérêts locaux
divergents, relayés par les élus locaux. S’il ne s’agit pas d’une confrontation
d’intérêts particuliers contre l’intérêt général, il s’agit alors d’une sorte de
« tournoi » (selon le mot de P Lascoumes, « le bien commun comme construit
territorial » in Politix, n°42 1998) dans lequel des acteurs de tous types,
administrations centrale et locale, groupements d’intérêts divergents, réseaux
politiques à diverses échelles, concourent à la négociation d’un projet
d’intervention publique. La légitimité à parler au nom de l’intérêt général
n’est plus le monopole de l’Etat, et celui-ci doit faire face à la concurrence
des pouvoirs locaux et des coalitions d’intérêts actives à l’échelle locale,
pouvoirs qui revendiquent avec succès un droit d’intervention ou de veto. Les
vagues successives de décentralisation de 1982 et 2002, la déconcentration des
services de l’Etat, formalisée dans la Charte de 1992, la réduction judiciaire
et procédurale de la tutelle de l’Etat sur les collectivités territoriales comme
la reconnaissance des « intérêts propres (de certains de ces collectivités) au
sein de l’intérêt général), vont dans ce sens.
Il en va de
même du développement des procédures de consultation, très en vogue dans le
courant de la réforme de l’Etat. Quand la consultation d’un ensemble bigarré
d’organismes de toutes natures a une réalité autre que rhétorique, elle
contribue à mettre en présence et à confronter différents intérêts divergents,
laissant à l’Etat la charge d’en faire une synthèse. Ces procédures sont censées
renforcer la légitimité de la décision politique par l’onction d’un débat
organisé. C’est ainsi que, dans les années 1990, ont été créés nombre de
Conseils, de Comités consultatifs, de juridictions spécialisées, d’autorités
administratives indépendantes, et mises en place des procédures de consultation
obligatoire, voire d’avis conforme, préalables à la décision publique. On pourra
citer l’exemple du Conseil pour les droits des générations futures, créé en 1993
et placé sous la présidence (toute médiatique)… du Cdt Cousteau, celui de la
Commission des Opérations de Bourse, celui du Conseil supérieur de l’Audiovisuel
etc. Ces organismes sont censés organiser une représentation de débat public,
tant dans leurs procédures de fonctionnement interne – ils sont normalement
composés de représentants des principaux intérêts de chaque secteur et de
représentants de l’Etat – que dans leurs interactions, une sorte d’agora. Ils
organiseraient un débat public, au sens d’Habermas. Celui-ci regroupe ces
procédures administratives sous le concept de régulation délibérative des
intérêts, par opposition à la régulation technico-administrative. Il note que
cette forme de régulation permet de mettre en scène la confrontation des
intérêts et de leur donner une certaine publicité. Toutefois, cette comitologie
est insatisfaisante du point de vue de la légitimité. En effet, en l’absence de
contrôle démocratique, les décisions trouvent une apparence de légitimité
lorsqu’elles revêtent le label de l’intérêt général, mais la réalité de cette
légitimité repose sur l’acceptabilité collective de leurs décisions. C’est
ainsi, par exemple, que le comité de négociation syndicat-patronat réuni rue de
Grenelle en pleine crise de mai 1968 a permis un accord, inapplicable car
« rejeté par la base ». La multiplication de ces structures ad hoc dépossède en
outre un peu plus le Parlement de sa fonction d’énonciation de la volonté
générale, qui repose alors sur des corps intermédiaires imparfaitement
représentatifs – la notion légale de représentativité d’un syndicat, par
exemple, est déliée de sa représentativité statistique, le taux de
syndicalisation du secteur privé français ne dépassant pas 5%. Cette forme de
« gouvernement des juntes » -- l’expression remonte à une pratique for
impopulaire et parfaitement inefficace sous Philippe IV, du temps du ministère
d’Olivarès –, cette « adhocratie » constitue une forme adoucie de dévoiement
techniciste de la démocratie.
Aussi, dans une société qui
se libéralise, se démocratise au sens tocquevillien du terme, une conception
utilitariste de l’intérêt général trouve une pertinence nouvelle, pour son
pragmatisme et son peu de potentialité liberticide.
La tradition libérale,
d’essence utilitariste, remet en cause l’idée que l’Homme est essentiellement un
animal politique : l’homo oeconomicus, homme moderne, n’a d’autre intérêt
purement politique que de ne pas voir son œuvre économique entravée par la
puissance publique, fût-ce sous couvert d’intérêt général.
Si la
tradition dominante des libéraux français, avec Guizot, fonde son libéralisme
non sur le postulat axiologique du primat absolu de l’individu, mais sur la
nécessité d’une abstention de l’Etat dans une optique de paix sociale, il n’en
demeure pas moins que la tradition anglaise (de Locke à Burke, d'Adam Smith à
Jeremy Bentham) et ses prolongateurs autrichiens (sous l’égide de Hayek)
affirment plus clairement que l’homme moderne n’est pas essentiellement
politique, mais que l’usage premier de sa rationalité est à l’œuvre dans le
domaine économique. La mouvance libérale française éprouvera une difficulté
rémanente à assumer pleinement le concept d'individu et ses conséquences
politiques. Faut-il admettre un droit de l'individu, et notamment le droit de
juger de son droit, face au pouvoir politique et administratif — ou faut-il,
plutôt, envisager les libertés du point de vue de la puissance publique, comme
autant de limitations que par bénévolence elle s'inflige ? Le libéralisme
tempéré de l’école française préfèrera finalement, "assujettir l'individu à un
esprit de corps qui le discipline" : c'est le choix de Guizot, option
majoritaire du libéralisme français de la Monarchie de Juillet jusqu'à nos
jours, celle d'un libéralisme par l'État, et non pas contre ou hors de l'État,
libéralisme de gouvernement et non d'opposition comme celui de Constant et de
l’école anglaise. Pour ceux-ci, "l'indépendance individuelle est le premier des
besoins modernes. En conséquence , il ne faut jamais en demander le sacrifice
pour établir la liberté politique. « La liberté individuelle, voilà la véritable
liberté modernes » (B. Constant, « de la liberté chez les anciens et chez les
modernes »). Par liberté, Constant entend la poursuite de ses intérêts et
accomplissement privé de soi. La liberté individuelle doit s'exercer sur le
principe du droit, c'est un principe supérieur à l'intérêt. « Les individus ont
des droits et ces droits sont indépendants de l'autorité sociale, qui ne peut
leur porter atteinte sans se rendre coupable d'usurpation ». Seul un régime
constitutionnel peut assurer les droits individuels et l'égalité de ces droits
par une protection juridique et législative, « Le droit de n'être soumis qu'aux
lois ». La société doit respecter ces droits, elle ne peut souverainement
disposer des intérêts des individus. Et ce, notamment en matière économique :
Constant affirme que « le premier des droits individuel est le droit de
propriété " le droit de disposer de sa propriété » ce qui ne fonde « aucun droit
de l’autorité sociale à intervenir dans l’industrie ». Ce droit doit être
inviolable car lié à tous les autres aspects de l'indépendance individuel. Or
l’individualisme semble devoir être une conséquence de la maturation
démocratique d’une société : c’est ainsi qu’A. de Tocqueville analyse la société
américaine des années 1840 dans « De la démocratie en Amérique ».
Dans
cette acception des fins essentielles de l’homme comme économiques, l’activité
économique permet une forme lâche de lien social. En effet, les libéraux
postulent « le penchant naturel à l’échange » des hommes : le commerce est dans
la nature de l’homme, or la théorie des avantages comparatifs (Smith) reprise
par Ricardo en théorie des avantages relatifs montre que l’échange sert les
intérêts de chaque partie. C’est pourquoi, du fait de la « main invisible » qui
fait du commerce un jeu à somme positive, les interactions entre individus
créent une société. Comme le relève Montesquieu, « l'esprit de commerce entraîne
avec soi celui de la frugalité, d'économie, de modération, de travail, de
sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règles. Partout où il y a du commerce,
il y a des mœurs douces. L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. ».
Aussi la tradition libérale
ne reconnaît-elle un intérêt général que pour lui assigner une définition
restrictive en terme de marges de manœuvre de l’Etat : l’intérêt général se
limite à l’agrégation des intérêts particuliers, agencés par l’Etat de façon à
ce que leur coexistence soit possible, sans but plus volontariste.
La richesse des individus s’agrégeant en
« richesse des Nations », l’intérêt général ne doit pas être détaché des
intérêts particuliers : la « main invisible » consubstantielle à l’existence
d’un marché suffit à donner de la cohérence à un ensemble social. Siéyès fait
remarquer que « l’intérêt général n’est rien, s’il n’est pas l’intérêt de
quelqu’un ; il est celui des intérêts particuliers qui se trouve commun au plus
grand nombre des votants. De là la nécessité du concours des opinions. Ce qui
vous paraît un mélange, une confusion propre à tout obscurcir, est un
préliminaire indispensable à la lumière. Il faut laisser tous ces intérêts
particuliers se presser, se heurter les uns contre les autres (…) ; ils
finissent par se concilier, par se fondre en un seul avis ». Ainsi, c’est la
confrontation des poids relatifs des intérêts particuliers et la solution de
celles de leurs oppositions qui seraient radicales qui détermine l’intérêt
général. Le marché, en confrontant les forces
relatives des intérêts, doit dégager lui-même une fonction de préférence
collective qui ne nuit à personne du fait de la main invisible qui y préside.
Surtout, il convient pour les libéraux
d’empêcher l’intérêt général de servir de masque à un despotisme accidentel.
C’est en effet l’expérience de la Terreur qui révèle à Siéyès les dangers de
l’expression trop libre de la volonté générale
et de la mise en œuvre de l’intérêt général volontariste qui en découle.
C’est pourquoi Siéyès souaite faire protéger le droit fondamental, la liberté,
par un jury constitutionnaire. C’est en s’inscrivant clairement dans cette ligne
politique que le Conseil constitutionnel, disposé par la Constitution du 4
octobre 1958, a énoncé le principe à valeur constitutionnel suivant : « la Loi
n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». C’est ce
même Conseil constitutionnel qui avait imposé en 1981 que fussent versées de
très amples compensations financières aux propriétaires dépossédés au gré des
nationalisations, quand bien même celles-ci étaient motivées par un intérêt
général d’ordre public ; le Conseil basait sa décision en droit sur la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
La pensée libérale contemporaine, dans la lignée de ses fondateurs, met l’accent
sur les risques politiques que fait courir un tel projet à la société civile et
aux libertés individuelles. C’est, dans une version extrême, le cas de l’école
autrichienne, avec Hayek notamment. C’est aussi le cas des analyses de l’école
du public choice, qui met en exergue l’inefficacité économique des décisions
économiques des autorités réglementaires, et le détriment qu’elles causent au
libre ajustement des marchés. Ainsi, pour ne pas être liberticide, comme
parallèlement pour permettre un optimum économique qui répond à la nature de
l’homme moderne, l’intérêt général doit être le produit d’une confrontation des
intérêts en présence dans une arène définie et selon une procédure claire. Le
rôle de l’Etat est alors de nature arbitrale, et ses décisions sont susceptibles
d’être acceptées.
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En
somme, la notion d’intérêt général est un outil de réconciliation de l’Etat,
monstre froid mais rationnel, principe éminent, tout entier tendu vers l’unité
de la volonté collective, garant de l’intérêt général, poursuivant des fins
inter-temporelles clairement définies d’une part, et une société civile, agrégat
d’intérêts particuliers désunis d’autre part. La notion d’intérêt général
connaît deux conceptions majeures : celle, d’une part, d’un intérêt général
volontariste, qui traduit l’unité et l’autonomie de la volonté collective par
rapport aux intérêts particuliers, plus circonstanciels, au reste. D’autre part,
celle d’un intérêt général moins soucieux d’unification sociale et de
réalisations spectaculaires que de garantie de la coexistence des intérêts
réels, économiques d’une société d’individus libres. Selon que l’on oriente
l’intérêt général dans le sens de l’une ou de l’autre de ces conceptions, on
privilégie l’une ou l’autre des positions relatives de force et de domination de
la collectivité et de l’individu. Au cours de la maturation démocratique
française, les nécessités de l’union nationale face à l’étranger ont fait
prévaloir une vision volontariste de l’intérêt général ; il a alors une
apparence : la belle construction idéale de Rousseau, et une réalité :
l’instrumentalisation de cet outil politique par une technocratie qui confisque
le monopole de sa détermination. Si l’on admet que l’homme moderne est l’homme
économique, l’acteur qui maximise son utilité particulière au travers de jeux de
marché ; si l’on admet que l’intérêt général libéral est le mieux adapté à des
sociétés démocratiques et donc individualistes à terme ; si l’on admet que les
intérêts sont moins liberticides que les idéaux au service desquels on
instrumentalise l’intérêt général volontariste, alors il faut admettre que la
crise de légitimité et d’efficacité que connaît actuellement l’action publique
ne trouvera pas de remède réaliste qui fasse l’économie d’une redéfinition de
l’intérêt général dans un sens plus libéral.