Le corps en politique

 

La pensée politique moderne place l’individu au centre de ses préoccupations. Elle s’oppose aux conceptions antiques qui défendent un postulat holiste selon lequel le tout prédomine sur la partie.

La pensée individualiste remet au premier plan la question de la prise du politique sur l’enveloppe charnelle que possède tout homme. L’emprise du politique sur ce corps dépend du paradigme dans lequel on se place : soit on considère que seule la défense du corps légitime l’Etat, soit que la finalité de toute communauté politique vise plus largement la défense de valeurs morales.

 

Dans la philosophie antique, la vie n’a de valeur qu’en tant qu’elle est une vie qualifiée : il faut vivre selon la vertu ou mourir. Pour Aristote dans les Politiques, la cité a pour fonction la réalisation du bonheur commun et non pas seulement la subsistance.

 

Les travaux de Galilée et de Descartes ont conduit à s’interroger sur l’individu comme la plus petite pièce du système, pour reconstituer le mécanisme d’ensemble du corps politique (cf la métaphore de l’horloge qu’il faut démonter pour comprendre son fonctionnement). La place du corps est donc essentielle, puisqu’il est le plus petit dénominateur commun entre tous les individus.

 

La conception moderne a été introduite par Hobbes. La question politique se limite selon lui à garantir la vie par un pouvoir doté d’une puissance irrésistible, capable de faire cohabiter les individus, et garantissant la paix civile. Cette philosophie s’appuie sur une anthropologie politique selon laquelle l’homme n’a qu’une volonté : échapper par tous les moyens à la mort violente. Hobbes rabaisse les prétentions de la politique à la seule volonté de se conserver en vie, la vie nue, c’est-à-dire le simple fait de vivre indépendamment de toute autre valeur.

 

On peut également opposer deux courants : libéral et républicain. Pour les libéraux ce qui importe c’est la sureté individuelle même au sacrifice de sa liberté politique. Pour le républicanisme (Rousseau) : la liberté politique est la maitrise de sa destinée politique même au prix de sa vie « on peut vivre en sureté dans un cachot ».

 

Le corps serait donc un objet privilégié de la politique. Mais peut-on considérer que dans la société actuelle, le corps serait l’unique enjeu du politique ? Selon Michel Foucault, le pouvoir politique est désormais un biopouvoir : il s’exerce sur le corps et laisse la question du bien vivre  en dehors de ses préoccupations (Homosaccer). Le corps est directement plongé dans un champ politique qui exerce sur lui une prise immédiate en l’investissant. Cet investissement du corps est lié à son utilisation économique comme force de production; et sa constitution comme force de travail n’est possible que s’il est assujetti. La police apparaît alors comme le dispositif participant du contrôle du pouvoir sur la vie et sur les corps, dans le cadre d’une « société de surveillance ».

 

Le corps en tant que donnée irréductible de l’individu est-il le lieu d’un assujettissement à la sphère publique en échange de sa conservation ou au contraire le dernier bastion de résistance échappant par définition à la contrainte politique ? Est-il un corps pour l’Etat ou un corps pour soi ?

 

Ces deux aspects se rencontrent simultanément. La politique existe d’abord pour régner sur les corps, pour les conserver et garantir la vie nue, mais aussi pour les réglementer selon des valeurs éthiques (I). Mais le corps est irréductible à cet encadrement, il permet à l’individu de prendre part au fait politique, que ce soit pour ou contre la défense de l’ordre établi (II).

 

I. La politique pour le corps : protection ou contrainte ?

 

A. L’Etat intervient dans la gestion de l’humain

 

L’Etat protège les corps dans un objectif :

- de sûreté physique : déclaration française des droits de l’homme et du citoyen je cite : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »

- de protection du droit à la vie.

 

1. L’Etat préserve la sécurité physique

 

Comme le démontre Hobbes dans le Léviathan au chap. XIII, les hommes sont enclins par nature à se détruire les uns les autres. Une certaine protection est alors nécessaire.  Et c’est par cette protection que l’Etat va procurer à ses citoyens (notamment à travers le monopole de la violence physique légitime) qu’il va pouvoir se légitimer.

Cette protection recouvre d’une part la sécurité intérieure, cad la prise en charge par l’Etat (notamment à travers la police) de comportements déviants et de groupes ou individus considérés comme à risque pour le citoyen ou la collectivité. Il s’agit donc ici de protéger les corps des individus vis-à-vis de violences privées. Et d’autre part la sécurité extérieure, cad la défense et la protection par l’Etat des corps de ses citoyens face à une menace étrangère.

L’Etat peut également être amené à protéger les corps de citoyens étrangers, en danger pour leur intégrité physique, comme par exemple dans le cas des réfugiés politiques.

 

2. L’Etat préserve un droit à la vie

 

Le droit à la vie rend également nécessaire l’intervention de l’Etat pour protéger la vie de ses citoyens. Mais qu’est-ce que le droit à la vie ? Il s’agit en fait d’un droit fondamental qui  n’entraîne pas pour autant le droit d’utiliser le corps d’une autre personne et ne consiste pas non plus dans le droit de ne pas être tué. Il se définit plutôt comme le droit de ne pas être tué de façon injuste. Concrètement, l’Etat intervient surtout au niveau des problèmes liés à la maîtrise de la naissance et de la mort.

Ainsi, en ce qui concerne l’avortement, il n’est pas établi que tout avortement revient à tuer de manière injuste, et une loi autorise l’avortement en France, sous certaines conditions. Il convient de préciser que ce droit à l’avortement ne doit pas se confondre avec le droit de garantir la mort de l’enfant non-né. Cad qu’on peut se détacher de lui, même au prix de sa vie, mais on ne peut pas obtenir une garantie de sa mort s’il survit.

En ce qui concerne le droit à la mort assistée, on peut se demander si la constitution accorde un droit à la décision libre et éclairée de mourir, cad si elle reconnaît le droit des individus à former leur propre opinion sur un sujet aussi important. La constitution en fait affirme que les gens doivent être libres de prendre eux-mêmes ces décisions profondément personnelles, mais l’interprétation de celle-ci reste ambigüe.

Peut-on alors provoquer la mort ? On pourrait envisager qu’un médecin interrompe intentionnellement un traitement pour laisser un processus naturel aboutir à la mort, ou bien qu’il aide son patient à hâter sa fin plus activement, mais uniquement dans la mesure où c’est la volonté expresse de ce dernier. Naturellement, les Etats ont une responsabilité importante qui justifie d’encadrer le suicide médicalement assisté, notamment en respectant la dignité de la personne. Aujourd’hui, il n’existe pas encore en France de droit à la mort assistée.

On peut donc dire qu’au-delà des opinions subjectives et des polémiques qui s’ensuivent, ces lois essayent de s’appuyer sur des droits et de reconnaître le libre choix des individus pour encadrer ces moments importants de la vie. Tout ceci s’inscrit bien dans une logique protectrice de l’Etat vis-à-vis des corps de ses concitoyens.

 

B. La protection des corps se heurte au respect des libertés individuelles

 

Mais si l’Etat protège les corps au nom de ces grands principes philosophiques et politiques que sont le droit à la vie et le droit à la sécurité, il le fait également au nom de principes éthiques. C’est dans ce domaine que l’Etat va se heurter à la fois à la relativité des jugements moraux et aux libertés individuelles des citoyens.

 

1. les libertés individuelles, fondement des sociétés libérales occidentales

 

Les sociétés libérales occidentales dans lesquelles nous vivons aujourd’hui, fondent pour une part leur légitimité sur le respect des libertés individuelles. La loi de l’Habeas Corpus, cad « ton corps t’appartient » reflète tout à fait la nécessité de reconnaître ces droits. Cette loi anglaise stipule que toute personne arrêtée par un puissant doit être présentée dans les 3 jours devant un juge, qui peut décider de sa libération. En interdisant toute arrestation arbitraire, cette loi protège la liberté individuelle et évoque le droit à une vie pleinement humaine. L’habeas corpus est censé nous donner cette souveraineté minimale qui nous protège de la violence physique d’autrui.

Cette loi pose donc l’individu comme souverain de son corps, et invoque comme principe premier les libertés individuelles. L’intervention de l’Etat n’est-elle pas alors une atteinte aux libertés individuelles cad à la libre disposition de soi et de son corps ?

D’autre part, les démocraties se caractérisant par une pluralité d’opinions, l’Etat ne se doit-il pas d’être tolérant et de respecter ces points de vues différents ?

On voit bien ici appraître un certain conflit d’intérêt entre le droit individuel et la raison d’Etat.

 

2. conflit d’intérêt entre la chose publique et les individus : ex de la bioéthique

 

Les nouvelles possibilités de maîtrise de la vie ont creusé un immense vide juridique et éthique. C’est pourquoi certains Etats comme la France ont vu la nécessité de légiférer pour empêcher le développement de pratiques considérées comme anarchiques voire dangereuses, comme par exemple à travers les lois dites « bioéthiques » de ‘94, relatives au respect du corps humain, aux dons d’organes à la procréation assistée et au diagnostic prénatal. Mais les avancées de la science ne cessent d’ouvrir de nouvelles brèches et l’Etat se trouve constamment confronté à la difficulté de devoir définir l’acceptable et l’inacceptable, sans pour autant toujours savoir sur quels principes s’appuyer. Etant donné qu’il n’existe pas de consensus en la matière, et que c’est le propre d’une société démocratique libérale que de ne pas réglementer de manière arbitraire la vie privée, de nombreuses polémiques s’ensuivent. Peut-on imposer des règles sur le corps d’individus contre leur propre volonté ? Comme on l’a vu, l’Etat en s’appuyant sur des droits fondamentaux peut parfois intervenir légitimement pour exercer un certain contrôle sur des décisions personnelles, mais ces lois sont loin d’encadrer toutes les situations. Le problème devient alors bien moral : sur quelles valeurs s’appuyer pour défendre la vie et l’homme ?

 

Transition : l’Etat a un certain droit sur les corps, mais il ne peut dépasser certaines limites, au risque de perdre sa légitimité. Ainsi en Argentine la dernière dictature ayant outrepassé ses droits sur les corps de ses concitoyens en jetant des milliers de corps encore vivant dans l’océan et en ayant volé des centaines de bébés à leurs parents, a perdu toute légitimité.

 

II. Le corps pour la politique ?

 

La politique ne peut ignorer le fait corporel qui est un outil privilégié d’expression individuelle. Ainsi le corps peut être une menace pour l’Etat (A). Mais il peut également être le dernier rempart de l’Etat, qui dépourvu lui-meme d’enveloppe charnelle doit demander à ses sujets de « mourir pour la patrie » (B).

 

A. Le corps comme instrument politique : une force politique autonome

 

Le corps agit d’abord contre le politique lorsqu’il refuse de se soumettre. Le corps est alors le dernier élément de résistance, permettant à l’individu de gagner son autonomie par rapport à la communauté politique. La première question ici est de savoir s’il existe par nature un droit de résistance, l’individu demeurant toujours libre de se conserver en vie, même contre l’avis du souverain.

 

1. Le droit de résistance individuelle : la rebellion au secours du corps

 

Chez Hobbes, le droit naturel est composé de l’ensemble des moyens dont l’homme dispose pour se conserver en vie. Si chacun doit consentir à s’abstenir d’utiliser son droit naturel, on ne peut jamais y renoncer puisqu’il est un principe vital de l’existence. Ainsi un meurtrier justement condamné conserve toujours la liberté de tuer ses bourreaux, et quiconque l’empècherait de sauver sa vie. Si l’Etat porte atteinte à la vie, on ne peut pas refuser à l’individu un droit de se rebeller.

 

Cette faculté de résistance est à l’origine d’une réflexion sur les peines que peut infliger la société. Pour le juriste Beccaria, il faut supprimer la peine de mort pour résoudre le problème de la rebellion légitime. Michel Foucault développe cette même idée en se fondant sur la suppression de la torture dans le systême pénal au 19e siècle : le chatiment ne s’appuie plus directement sur les corps, et paraît donc moins contestable.

 

Une telle resistance demeure simplement comme une liberté irréductible et en aucun cas comme un droit.

Le droit a cependant reconnu à la marge un droit de résistance. Ainsi la Déclaration d’indépendance US 1776 « nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes… » consacre d’un droit de résistance légitime. La DDHC 1789 art 2 consacre « droit de résistance à l’oppression ».

 

Le droit de posséder une arme aux Etats-Unis reconnu par le 2e amendement à la Constitution participe de cette même volonté de reconnaître à chacun le droit de protéger en dernière analyse son intégrité corporelle, en donnant les moyens d’une ultime défense de son corps.

 

2. Le sacrifice : le sacrifice du corps contre la politique

 

Mais l’individu peut à l’inverse faire le choix du sacrifice de son corps en faveur de ses opinions politiques, pour résister à l’ordre établi : La contestation s’incarne alors dans les corps. Les manifestations, défilés des corps occupant la place publique, inquiètent le politique car elles expriment le mécontentement et risquent de générer un mécontentement plus grand encore. De nombreuses pratiques de combat politique physique se développent, qui ont une portée efficace souvent moindre par rapport à leur valeur symbolique.

-Ainsi par exemple, la non violence est apparue comme un outil efficace, consistant en une action pacifique des corps, parfois jusqu’au sacrifice de sa vie. Une figure essentielle de ce type d’action est le Mahatma Gandhi. C’est par la non violence qu’il a obtenu la libération de son pays du joug colonial. Les non-violents apparaissent comme de véritables soldats sans armes, qui acceptent de souffrir dans la patience. 

 

-Un autre exemple d’action contestataire est la figure du kamikaze et le phénomène sacrificiel et suicidaire qui a trouvé son apogée avec le 11/09.

 

-L’Etat s’émeut parce que le sacrifice attente au corps, celui de l’acteur du sacrifice comme celui des victimes. Si l’intégrité des corps demeure le point central de l’action publique, l’Etat se trouve impuissant face à ces nouveaux modes d’action.

 

B. Le corps au secours de la politique : le corps humain su secours du corps politique

 

Mais le corps n’est pas nécessairement l’ennemi du politique, il peut apparaître au contraire comme la condition de sa survie.

 

1. Le corps au service de la Patrie : mourir pour la patrie

 

L’Etat ne peut combattre qu’à travers ses sujets, en les appelant à le défendre, à mourir pour la patrie.

Chez Hobbes, le problème est qu’il faut des individus pour faire la guerre, mais que ces individus ne peuvent se résoudre à faire le sacrifice de leur vie. Selon Hobbes, le droit naturel reprend toujours le dessus et les soldats s’enfuient devant l’ennemi. La seule solution est dès lors une armée de mercenaires.

 

Rousseau dépasse cette difficulté en développant une philosophie de la liberté qui s’oppose au simple vitalisme de Hobbes. Rousseau fait l’apologie de la guerre étatique comme moyen du lien civique conçu comme un filial à l’égard de la mère patrie. Il faut lui sacrifier ses passions particulières et même sa vie. Rousseau en vient à remilitariser la vertu : ce qui constitue le substrat de la vertu civique est la vertu militaire : la capacité de mettre en jeu sa vie.

 

Hegel va plus loin. La guerre est la santé des peuples, elle ravive la cohésion nationale. Il faut donc nourrir sans cesse des guerres et des institutions qui rappellent la guerre, conscription, armée. (Phénoménologie de l’esprit). La guerre offre aux individus une expérience concrète de leur appartenance vitale à la communauté, elle est un moment nécessaire de la vie des peuples. Cela suppose que les individus acceptent de sacrifier leur vie pour garantir leur liberté. ppes philosophiques du droit.

 

Il y a une rationnalité du sacrifice, car ce qui est le moteur de la République est une éthique du don : fait de détruire de manière désintéressée quelque chose que l’on possède. Cette pensée s’appuie sur une vision organiciste du corps social, conçu comme un tout dont chaque citoyen constitue un membre. On ne peut dès lors offenser le corps sans que tous les membres s’en ressentent.

Ce sacrifice à la nation paraît rationel, dès lors que l’Etat met fin en échange aux guerres privées. CS L2 C4 «  Tous ont à combattre au besoin pour la patrie il est vrai, mais aussi nul n’a jamais à combattre pour soi ».

 

2. Le corps au service des idées : La défense de l’Etat en tant que promoteur de valeurs mourir pourses idées

Mais l’idéal du citoyen sacrifiant sa vie pour défendre le corps politique semble en perte de vitesse. On voit s’étendre la figure de l’objecteur de conscience, figure acceptée, alors même que refuser de se battre serait laisser les autres mourir pour soi.

Mais si la guerre n’a pas disparu et qu’elle peut être un mal nécessaire, il semble que sa justification se soit déplacée. Il demeure des circonstances où la dignité de l’Homme et sa liberté peuvent exiger un sacrifice de la vie. La guerre juste aujourd’hui ne viendrait donc plus au secours d’une nation, de l’intégrité d’un corps politique constitué, mais plutôt pour préserver des valeurs.

On observe le développement d’une guerre policée, qui s’appuie nécessairement sur un argumentaire empreint d’idéaux (US v. Irak), menée par des soldats de métier. Le courant libéral continue par ailleurs d’entretenir l’idéal d’une paix universelle, au-dessus des Etats, et qui passerait par une mondialisation des échanges pacificatrice.

En somme, ce ne sont plus des Etats, mais des idées que la Guerre viserait désormais à défendre.

            Un desserrement de ce lien politique est illustré par la fin du service militaire, par la fin de l’exaltation de la défense de son pays et la constitution d’une armée de métier. Plus encore, les nouvelles formes de gouvernement ne semblent pas justifier un tel sacrifice : qui peut dire qu’il voudrait mourir pour l’Union européenne ou les Nations Unies ?

 

Conclusion :

 

Comme on l’a vu, dans nos sociétés modernes on préfère désormais mourir pour des idées que pour l’Etat avec lequel on fait corps, il s’agit plutôt d’un corps pour soi que d’un corps pour l’Etat, même si celui-ci reste très présent dans la gestion du corps.

Toutefois, le succès actuel des politiques actives en faveur de la sécurité, et la crainte réanimée de la mort violente avec le phénomène terroriste plaident en faveur d’un recentrage de l’action étatique sur le corps. On peut alors s’interroger sur les conséquences d’une telle dérive sécuritaire, si elle se fait indépendamment de certaines valeurs : n’est-ce pas là la porte ouverte à un totalitarisme s’appuyant sur la crainte des citoyens ?

 

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