Agir dans un monde incertain
Introduction
Paradoxe : actuellement, société de la planification (du
Commissariat au Plan à la pilule contraceptive, tout est planifié que ce soit
dans la vie publique ou dans la vie privée) < sentiment de maîtrise croissante
des éléments depuis le positivisme d’Auguste Comte qui aboutit au rejet de
l’incertitude, même la plus complète, à savoir le moment auquel surgit la mort
avec l’euthanasie. Pourtant, depuis quelques décennies, conscience de plus en
plus présente dans cette même société du fait de catastrophes techniques à
l’instar de Tchernobyl que non seulement l’homme n’a pas éradiqué l’incertitude
mais qu’en plus il en a créées de nouvelles, d’où les débats vifs au sujet des
OGM, des biotechnologies,… Avec ses prouesses technologiques qui plus est,
l’homme a quitté le domaine du risque pour entrer véritablement dans celui de
l’incertitude.
Risque : danger bien
identifié dont on sait déterminer à l’avance la probabilité d’occurrence, si
bien que l’on peut y associer des décisions rationnelles (arbre de
probabilités : si x alors y donc z). ≠ « monde incertain », incertitude : qui
n’est pas fixé, déterminé à l’avance. Seule l’expérience permet a posteriori de
réduire l’incertitude au risque. Dans incertitude, aucune anticipation possible
des conséquences des décisions.
Conséquence : tendance à
l’immobilisme, à l’inaction. Agir dans un monde incertain est contre-intuitif
puisque c’est s’exposer à encore plus d’incertitude. Pourtant, cela est
nécessaire sinon pas de progrès, pas d’avancée de l’humanité. Agir dans un monde
incertain revient ainsi à gérer les affaires publiques, ce pourrait être une
définition du politique. De là la question : à qui cela revient-il, d’agir dans
un monde incertain ? en démocratie, de droit, aux citoyens, mais de fait ?
I.
La difficulté de l’action dans un monde incertain a conduit petit à petit
à déposséder le citoyen de son pouvoir de décision
A.
La dépossession du citoyen de la politique au profit d’une classe
spécialisée
La lente
élaboration de la technocratie
Gérer l’incertitude est
une tâche extrêmement compliquée comme on l’a suggéré plus haut. Cela nécessite
un savoir-faire acquis avec de l’expérience notamment et conduit donc
naturellement à la constitution d’une classe spécialisée dans cette tâche. Cette
spécialisation, décrite par Weber dans Le Savant et le politique,
débouche donc sur l’instauration de ce qu’on appelle désormais la classe
politique qui a ainsi pour fonction de gérer l’incertitude.
La tendance à
l’immobilisme de la classe politique
Cependant, ainsi que
Machiavel l’a montré dans les chapitres VI et VII du Prince, les classes
politiques chargées de gérer les affaires publiques se heurtent elles-mêmes non
seulement à l’incertitude « normale » du monde, mais encore à un nouveau type
d’incertitude qui leur est spécifique : l’incertitude du pouvoir.
Machiavel développe l’exemple de César Borgia qui avait a
priori tout prévu pour ancrer son pouvoir récemment acquis sur une partie des
royaumes italiens, il avait prévu que les choses se compliqueraient avec la mort
du Pape Alexandre VI, son père, et avait donc mis en œuvre toute une politique
lui permettant de faire perdurer son pouvoir malgré la perte de son appui
principal. Tout prévu sauf sa propre mort qui l’a empêché de mener à bien ses
projets et d’œuvrer à autre chose qu’à la consolidation de son pouvoir.
Transposée dans une
situation démocratique, l’incertitude du pouvoir est étroitement liée au jeu
électoral. En démocratie en effet, les classes dirigeantes en charge de la
gestion des affaires publiques donc de l’incertitude sont perpétuellement
soumises à la remise en cause potentielle de leur pouvoir lors des prochaines
élections. Cela a pour effet bien connu le court-termisme de leur action si bien
que, concernant les grands enjeux d’incertitude, elles sont davantage poussées à
l’immobilisme, voire au retour en arrière, qu’à la prise de décision courageuse
qui risquerait de leur coûter la réélection.
Ex. : Schröder et le
nucléaire : pour s’assurer de sa réélection, donc satisfaire une partie de
l’électorat, le chancelier a annoncé l’arrêt de la production d’électricité
nucléaire sur le sol allemand, meilleur moyen selon lui d’éviter les
conséquences négatives d’une fuite, donc supprimer une part d’incertitude ; cela
a certes eu l’effet escompté (il a été réélu), mais on peut lui opposer
plusieurs arguments, notamment : 1) court-termisme de la décision : comment
gérer dans les années à venir les besoins énergétiques de l’Allemagne ? grande
dépendance vis-à-vis de l’étranger ; 2) absurdité de la décision : le nuage
nucléaire ne s’arrêtera pas aux frontières (l’Allemagne compte notamment sur
l’électricité française des centrales frontalières).
Devant le risque
d’immobilisme des personnes en charge de la gestion de l’incertitude, on a
développé des moyens pour les contraindre à l’action, en particulier tout un
arsenal de moyens juridiques : l’obligation d’action est désormais inscrites
dans les textes juridiques, elle fait partie intégrante du pacte social. Ex. :
au niveau européen, le recours en carence (art. 232 CE) pour contraindre les
institutions communautaires à prendre des décisions ; dans le code pénal
français, notion de « manquement à une obligation de prudence ».
Effet pervers de tout
cela : contraint d’agir, le dirigeant désireux d’échapper à ses obligations se
cache dès lors derrière le savant.
B.
La dépossession du politique du pouvoir décisionnel au profit du savant
Face à l’incertitude, le
politique va tenter de s’appuyer sur une figure incarnant la connaissance, le
savoir et donc une personne plus apte à déterminer l’avenir, à gérer
l’incertitude : le savant, l’expert. La présence de l’expert est rassurante, il
inspire confiance de par son savoir, sa connaissance du monde qui nous entoure
et sa capacité à surmonter l’incertitude.
Ainsi, le positivisme dont
la figure représentative majeure fut A. Comte met en évidence le rôle
fondamental de la science dans l’épanouissement de nos sociétés. Pour Comte, les
révolutions ont détruit un ordre ancien fondé sur la reconnaissance du
surnaturelle, elles n’ont pas su en édifier un nouveau. C’est ce dernier que le
philosophe appelle de ses vœux et nomme l’état scientifique. La politique sera
alors réglée par la science, ordonnée par la raison et destinée à atteindre
l’universel.
La science construit alors
une destinée de l’humanité et permet de s’éloigner de l’état d’incertitude.
Le mythe du progrès qui a
dominé l’histoire européenne depuis le milieu du XIXe siècle a joué un rôle non
négligeable dans l’incroyable assurance avec laquelle les modernes ont pu
méconnaître, voire nier, cette constante anthropologique que fait peser sur tout
établissement humain la méconnaissance du futur, du devenir. Les sociétés
modernes ont accordé toute leur confiance à l’essor des sciences et des
technologies, la nouveauté étant d’emblée accueillie comme un progrès et la
promesse d’un avenir meilleur.
Néanmoins, déjà au cours
du XXe siècle, cette croyance absolue en la science, au progrès s’est vue remise
en question notamment au cours des deux conflits mondiaux qui ont montré au
monde jusqu’où la science pouvait conduire l’homme. Non pas à son épanouissement
mais bien à sa destruction. C’est la remise en question de cette conception qui
semble jouer aujourd’hui dans l’affirmation d’une nouvelle conscience rompant
avec la certitude.
Il est important de
souligner les autres dangers que fait régner la connivence entre pouvoir et
sciences. On peut ainsi pointer du doigt le danger de la création d’une
technocratie toute puissante contrôlant le politique et qui, coupée des
réalités, prend des décisions ou influence ces dernières sans connaître la
réalité du terrain, menant la société vers le désastre, opposant ceux qui
disposent du savoir aux profanes qui doivent suivre la direction donnée.
De plus les sciences
modernes se sont compromises avec le pouvoir, à travers notamment leur
prétention à décrire le cours des choses et à prédire l’avenir ce qui pose le
problème de la dissociation de la quête de connaissance et du désir d’emprise.
Dans la conception linéaire du devenir, les sciences modernes ont contribué à
installer les modernes, le cours de l’histoire s’inscrit dans une succession
d’événements prévisibles et réduit le devenir à un enchaînement de causalité
prédictibles. Dans cette perspective, la connaissance est au service du succès
et de la volonté de maîtrise. Le scientifique ou l’expert doit montrer à ceux
dont ils cherchent le soutien qu’il leur est indispensable. Ce sont des cercles
restreints qui font des choix politiques clairs en matière de travail
d’exploration. Nietzsche « Vous nous la décrivez comme pure et indépendante,
alors qu’elle est toujours dépendante, intéressée, non point à elle-même, mais à
tout ce qui satisfait les institutions et les instincts qui l’asservissent ».
Aujourd’hui, le monde est
plongé dans l’incertitude, notamment du fait de l’inconnue du nouvel ordre
mondial qui finalement est bien moins rassurant que l’équilibre bipolaire de la
guerre froide. Les attaques terroristes sont un bon exemple de cette incertitude
qui s’est emparée du politique et de nos sociétés face à ces attaques
imprévisibles. Mais surtout il est important de noter que les sciences et les
techniques s’avèrent créatrices d’incertitude et d’erreurs. ex…. Elles sont
productrices d’incertitudes et de risques non pas uniquement du fait qu’elles
dotent l’humanité d’outils et de moyens nouveaux dont les usages sociaux
demeurent inconnus, mais qu’elles sont au moins aussi avides de non-savoir que
de savoir. Elles questionnent et ouvrent de nouvelles friches en même temps
qu’elles en ferment et en clôturent momentanément. Parce qu’elles procèdent par
la production de non-savoirs, elles sont créatrices d’incertitude.
Le thème de l’incertitude
et du risque marque la fin d’une situation d’exception, artificiellement
entretenue par le mythe du progrès et la foi en la science et la technique qui a
maintenu les modernes dans l’illusion de la prédictibilité de l’avenir. On est
sorti d’une parenthèse pendant laquelle nous nous sommes crus à l’abri d’une
constante biologique et anthropologique, celle de la vulnérabilité.
Ainsi, les moyens de
gestion de l’incertitude sont remis en cause. Quelle est la responsabilité du
politique face à l’incertitude ? Comment peut-on reformuler l’action du
politique et quelle place doit-on accorder aux citoyens ?
II.
Les moyens d’une réimplication du citoyen dans la gestion de
l’incertitude : le développement d’un régime de responsabilité et
A.
Grâce au développement d’un régime de responsabilité encadrant l’action
des dirigeants, le citoyen retrouve sa place dans la gestion de l’incertitude
Développement du régime de responsabilité sous
pression de l’opinion publique montre volonté de responsabiliser les preneurs de
décisions. Grandes lignes :
- développement de la responsabilité civile de
la puissance publique
- pénalisation de
la vie publique : non plus seulement mise en
cause de la responsabilité civile mais également de la responsabilité pénale des
fonctionnaires et des élus (cf. article 121-3 du Code pénal modifié par les lois
du 12 juillet 1992, du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000). Processus progressif
mais qui a connu un grand coup d’accélérateur avec l’affaire du sang contaminé
qui a conduit à une révision constitutionnelle et à la création de la Cour de
justice de la République pour juger les ministres.
- dernier développement en date : l’inscription
du principe de précaution à l’article 5
de la Charte de l’environnement en cours de discussion au Parlement et la
volonté de lui conférer valeur constitutionnelle. Ainsi que le remarque Hans
Jonas dans l’introduction de son ouvrage Principe de précaution, le
concept de responsabilité a pris une dimension nouvelle avec la multiplication
d’« actes qui ont une portée causale incomparable en direction de l’avenir et
qui s’accompagnent d’un savoir prévisionnel qui déborde lui aussi tout ce qu’on
a connu autrefois » et dont l’irréversibilité est la caractéristique principale.
- Durée des effets, irréversibilité,
incertitude scientifique — le principe de précaution existe
déjà dans toutes ces composantes depuis la loi
du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement,
ce qui nous a déjà permis de mesure la complexité de son application : le
principe de précaution exige que l’on agisse de façon préventive dans une
situation de risque alors même qu’il est impossible de connaître
scientifiquement ces risques puisqu’ils relèvent en réalité non du risque mais
de l’incertitude. Cela n’a pourtant pas empêché de l’étendre de la protection de
l’environnement, champ originel d’application, à la santé et la consommation
(cf. OGM).
Aussi discutables que soient ces évolutions au
regard de leur effectivité réelle, elles n’en témoignent pas moins de la moindre
acceptation de l’incertitude en particulier causée par l’homme par l’opinion
publique. D’où la nécessaire réconciliation du citoyen avec le politique et le
scientifique.
B.
L’implication du citoyen dans la gestion de l’incertitude
(cf. Callon, Barthe, Agir dans un monde
incertain)
Dire d’un dossier qu’il
est technique, c’est le soustraire à l’emprise du débat public ; reconnaître sa
dimension sociale, c’est au contraire lui redonner une chance d’être discuté
dans l’arène politique. Ainsi le nucléaire et les OGM étaient dans les années 60
un débat purement scientifique, alors qu’aujourd’hui la frontière entre les deux
sphères a été totalement chamboulée. Les citoyens, les profanes ont été laissés
en dehors des décisions scientifiques, techniques alors que ce sont des
machineries destinées à changer leur vie. Ils ne furent jamais associés à la
mise en œuvre de ce changement et à sa conception. Or cette exclusion n’est pas
inévitable. Comment peut-on considérer que le travail en laboratoire produise
des résultats parfaitement adaptables à la réalité ? Le confinement du
laboratoire, cette mise à distance du monde entraîne une ignorance de la réalité
et surtout de sa diversité.
Ainsi, les nombreuses
controverses socio-techn. qui sont apparues ces dernières années permettraient
un enrichissement de la démocratie. Ces controverses ont la faculté de faire
apparaître la multiplicité des enjeux associés à un dossier, mais aussi à rendre
visible et discutable le réseau des problèmes qu’il soulève. Il explore des
options, rend perceptibles les incertitudes, et dévoile de nouvelles voies de
recherche à explorer. La controverse permet de dépasser l’opposition élémentaire
entre défenseurs de l’intérêt général et les défenseurs des intérêts égoïstes.
Ces controverses prennent forme au sein de « forums hybrides » : ce sont des
espaces ouverts où les groupes peuvent se mobiliser pour débattre de choix
techniques qui engagent le collectif. Les groupes engagés sont hétérogènes : on
y trouve à la fois des experts, des hommes politiques et des profanes. Les
questions abordées et les problèmes soulevés s’inscrivent dans des registres
variés, qui vont de l’éthique à l’économie en passant par la physiologie.
(enquêtes publiques, conférences de consensus)
Si les décideurs et le
public arrivent à un point d’accord, alors on peut affirmer qu’on atteint un but
d’action collective, que nous assistons à une « démocratisation de la
démocratie ».
Les profanes et les
experts ne sont plus deux mondes séparés, ils peuvent s’influencer et aboutir à
une meilleure gestion de l’incertitude. Dans cette démocratie dialogique, chaque
partie cherche à assurer sa place dans le processus de prise de décision. Les
citoyens, les profanes ont accès à la parole en ce qui concerne leurs modes de
vie, et les décideurs demeurent les experts.
Conclusion
Nos sociétés après de
nombreuses années aveuglées par la toute puissance des sciences et des
technologies ont redécouvert l’incertitude. Les sciences se sont révélées
créatrices d’incertitudes, le monde n’est plus situé sur un chemin prédestiné.
L’impact des sciences sur la vie des citoyens et les controverses récentes au
sujet des OGM, des biotechnologie… amène ces derniers à demander la parole et à
ouvrir des débats sur ces sujetsq sensibles. La gestion du risque autrefois
organisée autour de la figure de l’expert et du politique doit aujourd’hui
inviter le profane au débat public afin de créer une action collective, une
concertation collective sur ses nouveaux défis